
Bonjour à tous,
Enfin le retour du UBER ! J’ai l’honneur et le plaisir de vous présenter un entretien que j’ai eu avec le Professeur Giuseppe GAGLIANO. Après un tour en Espagne, j’ai décidé de me plonger dans les liens qu’entretient notre voisin transalpin avec un continent dont il est toujours aussi proche.
Mon interlocuteur, Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d’études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d’étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l’accent sur la dimension de l’intelligence et de la géopolitique, en s’inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l’École de Guerre Économique (EGE). Auteur de plusieurs ouvrages, il collabore notamment au Média « Le Diplomate » de mon ami Roland Lombardi: https://lediplomate.media/2025/02/le-grand-entretien-du-diplomate-avec-giuseppe-gagliano/eric-denece/monde/
Un grand merci à lui ! Et surtout très bonne lecture !
1- MÉMOIRE COLONIALE ITALIENNE : UNE SUPPRESSION SYSTÉMATIQUE !
L’Italie, lorsqu’il s’agit de son passé colonial, semble souffrir d’une amnésie sélective. Contrairement à d’autres puissances européennes, qui, malgré mille hypocrisies, reconnaissent au moins les atrocités commises dans leurs anciens empires, l’Italie a préféré édulcorer son histoire avec le récit du « colonialisme gentil ». Pendant des décennies, nous nous sommes raconté que, contrairement aux Français et aux Britanniques, nous, Italiens, étions « de braves gens », un peuple d’explorateurs et de civilisateurs. La réalité historique, cependant, est bien différente : l’Italie a utilisé du gaz moutarde en Éthiopie, a interné des civils libyens dans des camps de concentration comme celui d’El Agheila et a réprimé dans le sang les rébellions locales.
Cette suppression n’a pas été accidentelle. Tout au long de la Première République, l’élite politique et culturelle a évité toute discussion critique, et encore aujourd’hui, la question est traitée comme un sujet marginal. Dans les manuels scolaires, le colonialisme italien est expédié en quelques lignes, sans mentionner ses violences. L’absence d’une loi reconnaissant officiellement les responsabilités de notre pays est la preuve d’une mémoire historique encore irrésolue. Et quand on en parle, comme dans le cas de l’exposition au Vittoriano en 1996, ce sont toujours des initiatives ponctuelles, souvent contestées par des secteurs de la politique et de l’opinion publique qui préfèrent minimiser ou supprimer le passé.
Ce qui rend le tableau encore plus grotesque, c’est la persistance de mouvements néofascistes, comme CasaPound, qui continuent à propager une vision nostalgique de l’empire italien. Et si l’ANPI et certains historiens tentent de contrer cette dérive, leur travail se heurte à un système éducatif et médiatique qui a très peu d’intérêt à raconter le colonialisme tel qu’il a été : un chapitre sombre de notre histoire, qui devrait enfin être affronté avec honnêteté.
2. DIASPORA ITALIENNE EN MÉDITERRANÉE MÉRIDIONALE : LE RÊVE FASCISTE BRISÉ
Dans les années 1920 et 1930, le régime fasciste a beaucoup investi dans la colonisation de la Libye, misant sur ce qu’on appelait la « démographie impérialiste ». L’idée était simple et brutale : moins de Libyens, plus d’Italiens. On procéda à l’expropriation systématique des terres et à la déportation de la population locale pour faire place à environ 300 000 colons italiens, principalement en Cyrénaïque.
Cette expérience, cependant, fut un échec dès le début. Malgré la propagande, la Libye est restée une colonie instable, avec une résistance locale qui ne s’est jamais complètement pliée. Après la Seconde Guerre mondiale, la situation est devenue intenable : l’indépendance libyenne en 1951 a marqué le début de la fin pour la communauté italienne, qui comptait encore 110 000 personnes en 1962.
Mais le coup de grâce est venu en 1969, lorsque Kadhafi est arrivé au pouvoir et a décidé de fermer définitivement les comptes avec le passé colonial italien. Les propriétés des Italiens ont été expropriées, la plupart de la communauté a été forcée de fuir, et le régime libyen a utilisé ce geste comme un outil pour consolider son propre consensus interne. Aujourd’hui, la présence italienne en Libye est presque inexistante, tandis qu’en Tunisie, subsistent de petites communautés de descendants d’émigrés italiens, mais sans aucune importance politique ou économique.
Cette histoire aurait pu enseigner beaucoup à l’Italie sur le fait que la colonisation, en plus d’être un acte de violence, est aussi une stratégie fragile et vouée à l’échec. Mais encore une fois, la leçon n’a pas été retenue.
3. POLITIQUE ITALIENNE AU MOYEN-ORIENT ET AU MAGHREB : LE MÊME OPPORTUNISME
Après 1945, l’Italie a adopté une politique pro-arabe pour se différencier de la France et du Royaume-Uni et pour garantir ses approvisionnements énergétiques et ses marchés d’exportation. Ce n’était pas un choix dicté par des valeurs ou des principes, mais par le pur pragmatisme : Rome devait trouver un moyen de préserver ses intérêts sans avoir la force politique ou militaire de les imposer.
La guerre des Six Jours de 1967 en est un exemple frappant : alors que le gouvernement italien soutenait officiellement les résolutions de l’ONU favorables à Israël, il finançait secrètement l’OLP, cherchant à maintenir de bonnes relations avec tout le monde. Le même schéma s’est répété dans les années 1980 avec Craxi, qui n’a pas hésité à critiquer le bombardement américain de Tripoli en 1986 pour renforcer ses liens avec le monde arabe.
Mais le véritable point focal de la politique étrangère italienne a toujours été la Libye. Du traité d’amitié de 2008 entre Berlusconi et Kadhafi au chaos post-2011, le seul objectif réel de l’Italie a été de protéger les intérêts de l’ENI. Même lorsque le gouvernement italien a soutenu le Gouvernement d’accord national (GNA) contre Haftar, il ne l’a pas fait pour des raisons idéologiques, mais pour défendre ses gisements pétroliers.
En résumé, la politique italienne au Moyen-Orient et en Afrique du Nord n’a jamais été guidée par une stratégie claire, mais par une tentative constante de préserver sa position économique sans avoir le poids géopolitique pour influencer réellement les événements.
4. ENRICO MATTEI ET L’ENI : UN VISIONNAIRE TROP GÊNANT
Enrico Mattei a été l’un des rares personnages de l’histoire italienne à avoir une vision à long terme. Dans les années 1950 et 1960, il a défié le cartel des « Sept Sœurs » du pétrole, cherchant à créer un nouveau modèle de coopération avec les pays producteurs.
Sa formule « 75-25 » était révolutionnaire : garantir 75 % des profits aux pays producteurs et seulement 25 % à l’ENI, afin de construire une alternative aux monopoles occidentaux. Cela lui valut le soutien de leaders comme le Shah d’Iran, Nasser en Égypte et le FLN algérien, mais aussi l’hostilité des grandes compagnies pétrolières et des puissances occidentales.
Sa mort en 1962, officiellement un accident d’avion, est entourée de doutes et de soupçons : beaucoup pensent qu’il a été assassiné pour mettre fin à sa politique d’indépendance énergétique.
Aujourd’hui, l’ENI reste un acteur clé en Afrique du Nord, mais dans un contexte beaucoup plus complexe, avec la Russie et la Turquie qui ont accru leur influence dans la région.
5. COMMUNAUTÉ MUSULMANE ET SÉCURITÉ : ENTRE RÉPRESSION ET HYPOCRISIE
L’Italie accueille environ 2,6 millions de musulmans, mais la politique a toujours abordé la question avec un mélange d’ignorance, de propagande et de mesures répressives. Le gouvernement Meloni a encore durci les politiques migratoires, bloquant toute tentative d’accord entre l’État et les communautés islamiques, poursuivant l’ancienne tradition de la droite de diaboliser l’islam à des fins électorales.
D’un point de vue sécuritaire, l’Italie a réussi à éviter de grands attentats grâce à une stratégie pragmatique : collaboration avec les confréries musulmanes modérées et un renseignement efficace. Cependant, le risque est qu’une approche exclusivement répressive puisse radicaliser une partie de la communauté.
L’équilibre est fragile, et si l’Italie continue à traiter la question comme un problème d’ordre public plutôt que comme un défi culturel et politique, les tensions ne pourront que s’accroître.
6. SERVICES SECRETS ITALIENS : ENTRE OPACITÉ, INTRIGUES ET ÉCHECS ANNONCÉS
Les services de renseignement italiens ont toujours été un terrain miné, plus qu’une structure efficace et autonome. AISE pour l’étranger, AISI pour l’intérieur, DIS pour la coordination : sur le papier, un système clair et fonctionnel. Dans les faits, un enchevêtrement de scandales, d’infiltrations, de jeux de pouvoir et d’inefficacités.
Dans les années 1980 et 1990, les services secrets italiens ont été le théâtre d’infiltrations mafieuses et de liens avec des loges maçonniques déviées, comme dans le cas de la loge P2. Le SISMI, prédécesseur de l’AISE, a été impliqué dans de nombreuses opérations troubles, du dossier Gladio – ce réseau paramilitaire clandestin destiné à contrer une hypothétique invasion soviétique – jusqu’à l’enlèvement d’Abu Omar en 2003, une opération dans laquelle la CIA, avec l’aide des Italiens, a enlevé et torturé un imam égyptien soupçonné de terrorisme.
Les réformes de 2007 ont cherché à assainir le secteur, mais les failles persistent. La cybersécurité, malgré les proclamations officielles, reste un point faible : l’Italie a été ciblée par des cyberattaques venant de Russie, de Chine et de groupes de hackers non identifiés, mais la réponse a toujours été tardive et inefficace.
Le véritable problème, cependant, est que les services secrets italiens ont toujours opéré sous une forte influence politique. Les nominations aux postes clés sont davantage dictées par les équilibres de gouvernement que par de réelles compétences, transformant ainsi le renseignement en un outil au service des dirigeants en place plutôt qu’en une structure réellement indépendante et efficace pour la sécurité nationale.
7. CRISE LIBYENNE ET RÔLE ITALIEN : AMATEURISME ET DÉPENDANCE AU PÉTROLE
L’Italie a toujours eu avec la Libye une relation oscillant entre dépendance et improvisation. La guerre de 2011 a balayé Kadhafi, avec le soutien de l’Italie, qui pourtant n’avait aucun plan pour l’après. Dès lors, Rome a tenté de naviguer entre factions rivales et guerres par procuration, avec des résultats médiocres.
Berlusconi, d’abord opposé à l’intervention de l’OTAN, s’est aligné sur l’alliance lorsqu’il est devenu évident que Kadhafi était condamné. Après le chaos post-révolutionnaire, les gouvernements italiens successifs ont tenté de soutenir le Gouvernement d’Accord National (GNA) de Tripoli, pour protéger les intérêts de l’ENI dans les gisements pétroliers de Mellitah et limiter les flux migratoires.
Mais la stratégie italienne a connu de lourds revers, car la Libye est devenue un terrain de confrontation entre des puissances bien plus agressives : la France de Macron a soutenu le général Haftar, la Russie a envoyé les mercenaires de Wagner, et la Turquie d’Erdoğan a financé et armé les milices islamistes de Tripoli. Rome, comme d’habitude, s’est retrouvée en position subalterne, sans véritable stratégie autonome.
Aujourd’hui, le gouvernement Meloni tente de maintenir l’équilibre, entre accords avec le Premier ministre libyen Dabaiba pour l’énergie et politique de répression des migrations. Mais la réalité est que l’Italie n’a plus le contrôle de la situation : la Libye est partagée entre puissances étrangères, et Rome peut seulement essayer de ne pas être trop distancée.
8. POLITIQUE ÉCONOMIQUE MÉDITERRANÉENNE : DIPLOMATIE DU GAZ OU NÉOCOLONIALISME ?
L’Italie a toujours entretenu une relation de forte dépendance économique avec la Méditerranée méridionale, notamment dans le secteur énergétique. Ces dernières années, en raison de la crise avec la Russie, cette dépendance est devenue encore plus évidente : l’Algérie est désormais le premier fournisseur de gaz de l’Italie, tandis que la Libye reste une ressource cruciale, malgré son instabilité politique.
L’ENI est au cœur de cette stratégie : avec le gazoduc TransMed reliant l’Algérie à la Sicile et le gisement de Zohr en Égypte, l’Italie cherche à garantir son avenir énergétique sans la Russie. Mais cette politique a un prix : pour maintenir de bonnes relations avec les régimes du Maghreb, l’Italie ferme les yeux sur les répressions, les violations des droits humains et les politiques autoritaires.
Le « Plan Mattei » lancé par Meloni en 2023 s’inscrit dans ce cadre : officiellement, il s’agit d’une stratégie visant à renforcer la coopération avec l’Afrique, mais dans les faits, il est perçu par beaucoup comme une forme de néocolonialisme soft. Le risque est que, au lieu de construire des partenariats équitables, l’Italie répète les erreurs du passé, cherchant à exploiter les ressources africaines sans offrir de réels bénéfices aux populations locales.
9. MELONI ET LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE : SOUVERAINISME DE VITRINE, ATLANTISME RÉEL
Giorgia Meloni a bâti son image politique sur la rhétorique souverainiste, mais en matière de politique étrangère, la réalité est bien différente : son gouvernement est totalement aligné sur l’OTAN et les États-Unis, sans aucune autonomie stratégique.
Sur le Moyen-Orient, sa position est fluctuante : d’abord très pro-israélienne, elle a dû ajuster son discours après les manifestations de la gauche et une partie de l’opinion publique italienne, adoptant une attitude plus prudente sur la crise de Gaza. Sur le dossier libyen, Meloni perpétue la tradition italienne de diplomatie attentiste, essayant de garder de bonnes relations avec tout le monde sans jamais prendre de position claire.
Au niveau européen, son gouvernement évolue dans la contradiction : il critique l’UE lorsqu’il est électoralement opportun, mais accepte ensuite sans broncher les directives économiques de Bruxelles. La relation avec les États-Unis est tout aussi ambiguë : Meloni se présente comme la leader du souverainisme européen, mais en réalité, elle ne remet nullement en cause la dépendance de l’Italie vis-à-vis de Washington.
Le résultat est un gouvernement qui, en paroles, promet une politique étrangère plus indépendante, mais qui, en pratique, continue d’avancer avec la même subordination que ses prédécesseurs. Le véritable danger est qu’entre alliances mal gérées et absence de vision stratégique, l’Italie devienne de plus en plus insignifiante sur l’échiquier international.
CONCLUSION : UNE ITALIE SANS DIRECTION
De l’effacement du colonialisme aux contradictions de la politique étrangère, l’Italie continue de naviguer sans cap clair. Le pays oscille entre la nostalgie d’un passé impérial jamais vraiment assumé et le pragmatisme économique qui le pousse à conclure des accords avec toute puissance garantissant du gaz et une stabilité temporaire.
Mais dans un monde de plus en plus fragmenté, cette stratégie de flottement pourrait ne plus suffire. L’Italie risque de perdre du poids dans ses propres espaces stratégiques, laissant la Méditerranée aux mains de puissances plus agressives et mieux organisées.
Si le gouvernement Meloni veut réellement construire un rôle autonome pour l’Italie, il devra cesser d’osciller entre souverainisme de façade et réalisme opportuniste. Mais pour cela, il faudrait une classe dirigeante dotée d’une vision à long terme, et sur ce point, la situation semble loin d’être encourageante.
Merci pour toutes pour votre lecture et tous vos partages. Vos commentaires.
Et A bientôt… très très bientôt !
CG.
PS: Une petite pensée à David Vallat, « Terreur de jeunesse »… décédé en octobre. Une pensée à
