Quelques semaines après une interview basée sur son excellent ouvrage Poutine d’Arabie (VA Editions), que je vous recommande vivement, l’historien et géopolitologue Roland Lombardi revient vers « un Uber pour Tobrouk » afin d’analyser le rôle grandissant joué par la nouvelle puissance russe en Libye après avoir très largement gagné la partie en Syrie.
Le Coronavirus n’a en aucun cas fait cesser les combats en Libye. Les médias occidentaux, et donc français, traitent des sujets selon leurs bons vouloirs. Longtemps, le seigneur de la guerre qu’est Haftar semblait gagner du terrain. Allié des Toubous, armé par l’Egypte, soutenu financièrement par de multiples acteurs très variés, l’ancien condisciple de Kadhafi contrôle aujourd’hui une grande partie de la Libye et surtout, la majorité des puits de pétrole à l’est et au Sud du pays. Son image de militaire à poigne, nationaliste et anti-islamiste plait à beaucoup. A l’Ouest, les « démocrates-tripolitains » marqués du sceau onusien, étaient soutenus, comme toujours lorsqu’il s’agit de se faufiler entre les sièges d’un quelconque parlement, par les Frères musulmans libyens, appuyés par Erdogan et le Qatar.
Les Américains, absents officiellement, ont fait des appels du pied discrets à Haftar.
Un grand merci à Roland pour ses réponses et son travail.
1- Revenons aux origines, depuis combien de temps, la Russie s’intéresse-t-elle au cas libyen et par quels moyens puisque le pays était rappelons-le, et malgré un fort arsenal militaire, occupé sur les théâtres ukrainiens et surtout syriens ?
Il faut rappeler tout d’abord que dans les années 1970-1980, l’URSS était déjà présente en Libye, qui était le terrain d’entraînement de tous les groupes révolutionnaires de la planète plus ou moins téléguidés par le KGB. L’Union soviétique, puis la Russie, a donc toujours été très proche du régime du colonel Mouammar Kadhafi qui dépensait par ailleurs des milliards de dollars en armement russe. Plus tard, lors les Printemps arabes, la Russie a gardé un souvenir amer d’avoir laissé faire l’intervention des forces de l’OTAN en mars 2011. En effet, elle ne s’y était pas opposée en s’abstenant, avec la Chine, lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais l’action occidentale n’avait initialement pour seul but que d’empêcher notamment le massacre de Misrata et non, en définitive, la chute et l’élimination physique du dictateur libyen. Les Russes se sont alors sentis littéralement floués par les Occidentaux et le pays sombra dans le chaos le plus total. A partir de là, Moscou, très occupée en Ukraine et surtout en Syrie, se tint relativement à l’écart des affaires libyennes et la diplomatie russe s’est toujours démenée, ces dernières années, pour se présenter comme une médiatrice (faussement) impartiale en Libye. Or, les Russes ont toujours été très attentifs à l’évolution de la situation en Libye et ont vu d’un très bon œil la montée en puissance de Khalifa Haftar. Car même si les diplomates russes, toujours prudents et rusés, continuent, encore aujourd’hui, à se présenter comme les intermédiaires et les médiateurs entre Sarraj et Haftar, très vite et méthodiquement, Moscou a tissé avec le militaire des liens de plus en plus étroits. Ce dernier étant sur la même longueur d’onde idéologique que le maître du Kremlin concernant la lutte contre le terrorisme et l’islam politique des Frères musulmans, comme d’ailleurs l’Égypte et les Emirats arabes unis, les deux autres parrains du maréchal…
Quoi qu’il en soit, comme je l’annonçais, et le décris dans les détails dans mon dernier ouvrage Poutine d’Arabie, ce retour en force en Libye est pour les Russes, une belle revanche sur les Occidentaux.
2- On suppose que dans sa tradition politique, et nous en avons déjà parlé moults fois sur ce blog, la Russie soutient le Maréchal Haftar. Qu’en est-il concrètement ?
Revenu en Libye en 2011, après vingt ans d’exil aux Etats-Unis, l’ancien général de Kadhafi (la rupture entre le militaire et le dictateur se fit à la fin des années 1980) s’est peu à peu imposé sur la scène politique libyenne. Ainsi, les Russes se sont sûrement dit qu’il pourrait alors se révéler comme leur homme idoine pour restaurer l’ordre dans le pays et devenir par la suite un éventuel et nouveau partenaire de poids dans leur politique méditerranéenne, moyen-orientale et surtout africaine. La première rencontre officielle entre Khalifa Haftar et des officiers russes de hauts rangs a eu lieu au large de Tobrouk à bord du porte-avions russe Amiral-Kouznetsov, le 11 janvier 2017. Depuis, l’homme fort de Tobrouk, qui parle russe puisqu’il a fait plusieurs séjours dans les années 1970 et 1980 afin de suivre les cours des prestigieuses écoles de l’état-major soviétique, s’est rendu à Moscou et s’entretient régulièrement avec le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou.
Or, depuis un peu plus d’un an, les relations se sont détériorées. Avec son enlisement devant Tripoli et ses derniers revers militaires, Poutine s’impatiente et les Russes commencent à douter de ses capacités militaires. Bien que les hommes du Kremlin le court-circuitent de plus en plus et ont tissé de nombreux liens avec d’autres jeunes officiers de son entourage, le vieux maréchal Haftar (il a 76 ans) demeure néanmoins l’une de leurs cartes maîtresses dans le jeu libyen. Car, pour l’instant, il n’y a pas d’autre alternative sérieuse.
3- Comment l’appui aux troupes s’est-il concrétisé jusque là ? En armement ? Formation par des Spetsnaz (les forces spéciales russes) sur place ?
Moscou réfute toujours catégoriquement tout soutien militaire à l’armée du maréchal. Mais ne soyons pas dupes. Ce soutien est un secret de Polichinelle. Même si ces informations n’ont jamais été confirmées, les journaux anglais The Sun et The Telegraph, citant les renseignements britanniques, ont été les premiers à évoquer l’envoi en Libye de mercenaires russes de la célèbre société militaire privée Wagner, déjà présente en Ukraine, en Syrie et dans plusieurs pays d’Afrique. Cette entreprise, parfois utilisée par le Kremlin, mais qui s’affranchit aussi, au besoin, de l’armée russe, fournirait en Libye des troupes à l’homme fort de l’Est libyen ainsi que des renseignements, des armes, des munitions, de l’artillerie, des tanks et des drones. De même, comme en Syrie avant septembre 2015, il est fort probable que soient également présents sur place des hommes du SVR, du GRU (renseignements militaires) ainsi que des « conseillers » des forces spéciales, anciens de Tchétchénie et de Syrie.
Tout récemment, selon plusieurs sources, des avions de fabrication russe (6 Mig-29 « Fulcrum » et 2 Su-24 « Fencer ») seraient partis de la base russe de Hmeimim en Syrie (et pilotés par des pilotes/mercenaires serbes ou biélorusses voire syriens) pour rejoindre et appuyer Haftar en Libye. L’implication dans ce transfert a bien évidemment été démentie par Moscou. Ces avions auraient été escortés en vol par deux Soukhoï Su-35 de l’armée de l’air russe. La présence d’un avion de transport Tu-154 a même été évoquée.
4- Sait-on si la Russie opère directement avec ses alliés où si elle opère seule sur le terrain ?
Les Russes jouent toujours leur propre partition. Toutefois, il est certain qu’en Libye, leurs intérêts coïncident fortemant avec ceux de leurs partenaires égyptiens et émiratis par exemple.
D’ailleurs, dans l’affaire des avions russes évoquée plus haut, certains observateurs se sont demandés si ces appareils n’auraient pas été acquis par les Emirats arabes unis afin de renforcer la composante aérienne de l’ANL. Ou, comme l’avancent certains, si ce ne serait pas la Syrie qui aurait fourni ces avions, Damas et le gouvernement de Tobrouk ayant récemment resserré leurs liens. Dans tous les cas, cette opération n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aval du Kremlin.
5- Quel est clairement l’objectif russe ? La création de satellite diplomatique comme durant la Guerre froide? Un « Tartous berbère » pour sa flotte ? Le pétrole ?
Evidemment, lorsqu’il y a des conflits ou des tensions dans cette partie du monde et que l’on gratte un peu, on retrouve toujours des questions de pétrole ou de gaz. Bien sûr, Moscou aspire à une plus grande part du pétrole et du gaz libyen, notamment après la signature d’un accord effectuée en février 2017 entre le président de la firme nationale libyenne de pétrole et l’entreprise russe Rosneft. Les Russes veulent également trouver un nouveau marché pour leur blé et leur maïs.
Or, à la différence des Français par exemple, le commerce ou l’économie passent toujours après les considérations politiques et surtout géopolitiques. Lorsque nous traitons des affaires internationales, il faut toujours avoir les yeux fixés sur une carte du monde pour comprendre ce qui s’y passe. Ainsi, Poutine est en train de concrétiser le vieux rêve stratégique des Soviétiques de contournement de l’Europe par l’Afrique du nord. En effet, il tend une chaîne d’alliance sur le flan oriental et sud de la Méditerranée. Celle-ci va de la Syrie à l’Algérie (premier fournisseur militaire de Moscou) en passant par Israël (dont les relations avec la Russie sont plus fortes qu’on ne le croit) et l’Egypte (depuis 2018, les armées russe et égyptienne effectuent des exercices militaires communs dans le désert égyptien et Le Caire vient d’acquérir une vingtaine de Sukhoi Su-35 russes). La Russie prend donc clairement à revers l’Europe et donc l’OTAN mais également la Turquie, à la fois sur le plan militaire mais surtout énergétique. La Libye est pour l’instant le maillon faible de cette chaîne. C’est la raison pour laquelle la Russie fera tout ce qui est en son pouvoir pour qu’un homme à poigne, proche de leurs intérêts, prenne en main ce pays, qui sera tout autant une passerelle et une nouvelle porte d’entrée vers l’Afrique. Ne perdons pas de vue que les Russes sont déjà très présents en Centrafrique, au Mozambique, au Soudan mais aussi de plus en plus au Sahel…
Des projets de bases navales et militaires sont sûrement dans les tuyaux comme c’est déjà le cas en Algérie et en Egypte d’ailleurs…
Enfin, et il ne faut pas la négliger, il y a une considération idéologique. La Libye est une nouvelle illustration de l’échec du regime change et du nation building, d’une démocratie imposée de l’extérieur si chère aux Occidentaux. Même si ce pays est loin de leurs frontières, il ne doit pas tomber aux mains de l’islam politique et des Frères musulmans libyens qui sont derrière Fayez Al-Sarraj. Comme la Syrie, la Libye ne doit pas être un modèle « islamiste » pour les populations de ses territoires vassalisés du Caucase ou des anciennes républiques soviétiques musulmanes d’Asie centrale.
6- Selon toi, cette tentative d’hégémonie russe peut-elle déboucher sur une crise voire un conflit ouvert entre la Russie et la Turquie ?
Pour l’instant c’est peu probable. Pour les Russes, comme pour Haftar d’ailleurs, il serait préférable que l’ALN parvienne seule à prendre Tripoli (ou à la rigueur avec l’aide d’une intervention au sol de l’Egypte ou des E.A.U). Or, pour le moment, les Russes semblent être les seuls capables de contrer sérieusement les Turcs.
Comme on l’a vu, dans tout conflit dans la région, plusieurs acteurs internationaux interfèrent dans la crise libyenne. Chacun y a ses propres intérêts et sa propre stratégie (Europe, France, Italie, Allemagne), prenant parti soit pour Fayez Sarraj, soit pour Khalifa Haftar. Tandis que d’autres lorgnent sur les richesses naturelles de la Libye ainsi que sa place stratégique (Turquie, Russie, Etats-Unis).
Surtout, le pays est devenu le symbole et l’épicentre de la confrontation politico-idéologique féroce que se livrent actuellement dans le monde arabe l’Égypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite d’une part et la Turquie et le Qatar d’autre part. Les premiers soutiennent les pouvoirs forts, autoritaires et contre-révolutionnaires (donc Haftar en Libye) et les seconds promeuvent l’islam politique et les Frères musulmans (donc Sarraj).
Ainsi, avec son intervention directe en Libye (envoi d’armes, de troupes et de drones… pour soutenir Sarraj), Erdogan a plusieurs objectifs. D’abord, en opérant au-delà de ses frontières, le président turc brise son isolement international actuel tout en confirmant sa politique neo-ottomane. De fait, il se repositionne en Méditerranée pour, par exemple en Libye, profiter des ressources gazières du pays.
Ensuite, de par son implication dans la crise libyenne, Ankara s’impose comme un interlocuteur privilégié des Européens dans la zone. Enfin, la Turquie peut « transférer » sur le sol libyen ses mercenaires jihadistes évacués de Syrie, puisque la bataille d’Idleb est en phase finale.
Certes, le contexte international et local actuel serait propice pour que la Russie passe à l’action. Or, il y a toutefois des limites que les stratèges russes, très prudents, sont loin de négliger et qu’ils prennent assurément en considération.
Fortes de leur expérience sur le terrain d’opération syrien, les forces militaires russes seraient parfaitement capables de se projeter une nouvelle fois et « finir le travail ». En quelques semaines, les Russes pourraient aisément faire pencher définitivement la balance en faveur de leur poulain. Des plans d’intervention sont déjà prêts de longue date dans les Etats-majors de Moscou…
Par ailleurs, auréolée par son succès militaire et diplomatique en Syrie, la Russie aurait inévitablement le soutien et l’appui d’un certain nombre de protagonistes importants du conflit libyen. Bien sûr, l’Egypte de Sissi, l’Arabie saoudite de MBS et les Emirats arabes unis de MBZ verraient sûrement d’un très bon œil une implication directe de l’armée russe. L’Algérie, grand partenaire de Moscou, n’y trouverait rien à redire. Quant aux pays africains, dans le cadre de son retour progressif mais appuyé sur le continent, la Russie bénéficie actuellement d’une certaine aura et de toutes les attentions et la bienveillance des Chancelleries africaines …
Enfin, nous connaissons l’opinion de Trump sur le dossier libyen. En dépit des apparences officielles de l’administration américaine, il est évident qu’en son for intérieur, le locataire de la Maison-Blanche trouve l’homme fort de Benghazi tout à fait à son goût (il serait en contact direct et régulier avec lui)… Quant à l’Europe, elle est très préoccupée par la question libyenne. Ce que craignent par-dessus tout les dirigeants européens, c’est une nouvelle arrivée massive de réfugiés sur ses côtes. Mais à l’inverse de la crise syrienne, les Européens sont très divisés sur la Libye. Tous, Français, Allemands et Italiens clament haut et fort que la solution doit être politique mais ils savent pertinemment qu’aucune issue sérieuse dans ce sens ne pointe à l’horizon. C’est pourquoi, la France s’est tournée discrètement vers Haftar, mais tout en affirmant être du côté de la légalité internationale… Dans cette perspective, confronté à la crise sanitaire du coronavirus et surtout à ses conséquences économiques catastrophiques pour le Vieux continent, celui-ci détournerait sûrement le regard en cas d’intervention russe, sans pour autant être avare en protestations et véhémentes condamnations…
A n’en pas douter, une intervention russe serait déclenchée lorsque personne ne s’y attendrait. Rien de tel qu’un effet de surprise et de sidération, comme en Syrie en septembre 2015, pour la réussite d’une telle aventure.
Là où le bât blesse pour Moscou, c’est que même si le Qatar et la Turquie sont, plus qu’aucun autre acteur dans la région, fortement affaiblis par la crise économique mondiale actuelle (l’économie turque étant sous perfusion qatarie…), Poutine ne peut pas se permettre pour l’instant une confrontation directe avec Erdogan (dont le pays est membre de l’OTAN !). Ouvrir un second front en Libye alors que la guerre en Syrie n’est pas totalement achevée, n’est pas raisonnable pour le maître du Kremlin. D’autant plus, qu’il a encore besoin de son « partenaire » turc, certes détestable au possible mais incontournable, dans le règlement final du conflit syrien notamment à Idleb.
J’aime votre blog ! J’y lis toujours des nouvelles intéressantes concernant des pays dont j’aime lire l’actualité et vos informations et analyses… Haftar vivait aux États Unis depuis sa très ancienne rupture avec Kadhafi. Que les USA aient pour lui des yeux bienveillants n’est pas a priori une surprise… Bon … Sarraj bénéficie d’un soutien des Frères Musulmans…. Mais comment imaginer que les rangs d’Haftar n’en comptent pas…L’est et l’ouest de ce pays n’ont qu’un passé récent en commun. C’est cette division qui résiste et réapparaît sous la forme de ce combat… L’est et l’ouest ne partagent pas le même passé, n’ont pas d’unité mais ne sont pas divisés par des idéologies qui s’opposeraient … l’armée d’Haftar piétine …et probablement pour cause… il a bien raison notre ami Roland quand il dit que Poutine doit éprouver doutes et impatience. Bonne idée, cette interview… mabrouk