Marc Ferro est mort à 96 ans ce 21 avril 2021. Tout le monde fait des rencontres déterminantes dans une vie et ce, quelles que soient des étapes de celle-ci ou les âges. C’est donc avec beaucoup d’émotions que j’écris sur la mort de ce grand historien et grand homme, tout court, que fut Marc Ferro.
Écrivant sur le rôle des historiens durant la guerre d’Algérie, comme acteurs et comme analystes, j’avais consacré mon travail sur trois personnages ayant choisi des voies très différentes sur ce drame si français, qui bouleverse encore notre société, à savoir Raoul Girardet, Pierre Vidal-Naquet et Monsieur Ferro. Après une lettre envoyée telle une bouteille à la mer, il m’avait appelé au téléphone avant de me recevoir, bien après ce premier livre, à de nombreuses reprises.
Chef de file d’une troisième voie
Enseignant à Oran, en 1948, lorsque beaucoup décidaient du destin de ce département au chaud à Paris, il avait perçu avant beaucoup le problème du nationalisme de l’islam politique et avait créé avec des militants catholiques, israélites et musulmans l’association « Fraternité algérienne », un mouvement prônant la cosouveraineté entre les communautés en association avec la métropole. Ni OAS, qui le condamna à mort, ni FLN, il fut un des chefs de file des libéraux, comme Albert Camus ou Jacques Chevallier, qui souhaitèrent trouver un compromis historique loin des nationalismes de part et d’autre.
Une troisième voie longtemps oubliée et caricaturée qui visa juste sur nombre de points, même si le wagon de l’histoire alla trop vite pour leurs idéaux. Une étude sérieuse sur le sujet mériterait un vrai travail. C’était un moment inoubliable de l’entendre raconter ces innombrables anecdotes dans son appartement-bibliothèque en plein cœur de Saint-Germain-en-Laye. Dès qu’il pouvait aider les autres, et en particulier les historiens de demain, il sortait son carnet d’adresses. « Si j’ai bien eu un talent, c’est celui de reconnaître celui des autres », m’avait-il confié la seconde fois. Et sur le « talent », il savait de quoi il parlait.
L’agrégation loupée neuf fois
Né en 1924, orphelin d’un père courtier en assurance d’ascendance grecque, il fut élevé par sa mère, couturière dans une des plus grandes maisons parisiennes et un beau-père monarchiste en plein Paris. L’Occupation vint bouleverser la vie du jeune homme. Sa mère, d’origine juive bien que non pratiquante, dut envoyer en 1941 son fils unique se cacher en zone libre, à Grenoble, pour éviter les lois antisémites. Dans cette ville, il entama des études en histoire et géographie sous le patronage de l’historien Pierre Renouvin, frère du futur martyr, Jacques. La résistance active, l’adolescent Marc la connaît et s’engage à 17 ans dans les réseaux étudiants de la communiste Annette Becker.
« Il refuse d’obtenir l’agrégation sur passe-droit comme le souhaitaient les communistes »
Lors de l’arrestation de son réseau, le jeune patriote rejoint les Chasseurs alpins dans le maquis du Vercors. L’étudiant en géographie devient le secrétaire particulier de François Huet, le chef militaire du Vercors. Il gère les appels téléphoniques, pointe sur les cartes les forces ennemies, pratique le coup de main contre l’occupant et ces supplétifs avant de participer à la libération de Lyon. À la libération, Marc a perdu sa mère, gazée en 1943 à Auschwitz et commence sa carrière d’enseignant. Marié à Yvonne, rencontrée dans la résistance, il refuse d’obtenir l’agrégation sur passe-droit comme le souhaitaient les communistes. Un titre académique, dans cette France si attachée au titre plus qu’au talent parfois, qu’il loupa neuf fois.
L’un des plus brillants historiens de l’après-guerre
Mais ce fait ne l’empêcha pas de devenir un des historiens les plus brillants de l’après-guerre. Enseignant à Polytechnique, directeur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il fut nommé, malgré les mesquineries corporatistes, par le grand Fernand Braudel, secrétaire des Annales. Pédagogue avisé, Marc Ferro est surtout un inlassable chercheur, tenace et d’un d’instinct redoutable. De son expérience algérienne, il se pose la question des nationalités dans l’Union des républiques socialistes et soviétiques (URSS). Il va prouver par la suite, en s’appuyant notamment sur l’outil cinématographique, que contrairement à la doxa, ce sont les paysans, les femmes et les soldats qui ont fait la révolution, non les ouvriers. Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la Révolution russe, il fut le biographe de Nicolas II, un ouvrage longtemps interdit en URSS avant de revenir des années plus tard sur les Romanov lorsqu’il retrouva les pas de la célèbre Anastasia sauvée des Bolcheviks par son oncle allemand.
Progressivement, ce spécialiste mondial de la Révolution russe va diversifier ses champs d’étude. Il innove dans le monde universitaire en incorporant les sources cinématographiques dans les archives, un rapprochement qu’il enseigna comme directeur de recherches à l’EHESS. Il réunit les meilleurs spécialistes mondiaux dans un ouvrage devenu une référence nommé « dictionnaire de la colonisation » avant de replonger dans son passé personnel pour écrire une magnifique biographie du maréchal Pétain devenu une référence du genre.
Une voix connue du grand public
Pour le grand public, Marc Ferro est aussi une voix, une image. Il anime de 1989 à 2001 sur la Sept puis sur Arte, Histoire parallèle, une émission où il mettait en parallèle les histoires française, britannique, américaine, japonaise ou soviétique depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1950 à travers des images d’archives accompagnées par les plus grands spécialistes internationaux (Henri Laurens, Youri Roubinsky, Robert Paxton…) ou les grands acteurs de cette période (Henri Rol-Tanguy, Pierre Messmer, Robert Badinter, Mikhail Gorbatchev…) Pour cette émission, la République fédérale allemande lui proposa de le décorer au nom d’une amitié franco-allemande auquel Marc Ferro aura grandement participé. Au nom d’une mère morte dans les camps, il refusa. Pudeur et dignité.
« Plus qu’un magnifique témoin de ce siècle »
Ces derniers ouvrages auront été des réflexions plus larges sur le rapport qu’ont les citoyens avec l’Histoire et leur société. Son plus brillant travail, Les aveuglements dans l’histoire, reste un livre à lire et à relire au regard de sociétés encore très largement aveugles sur les maux du monde et ses propres contradictions.
Homme de gauche, membre du Parti socialiste unifié puis proche et ami de Jean-Pierre Chevènement, Marc Ferro aura été plus qu’un magnifique témoin de ce siècle, il en fut un des plus méticuleux observateurs et analyste. Toujours avec modestie.
Un héritage déjà lourd à porter pour nos nouvelles générations.