Entretien Roland Lombardi avec Cyril Garcia – 30/03/2020
La Russie est le nouvel acteur fort au Proche-Orient. Son rôle central dans la guerre en Syrie en atteste. Moscou a soutenu dès le début le régime de Damas renforceant son assise dans la région. La faiblesse des Etats européens et les arrogants errements américains ont bien entendu facilité le travail. Longtemps parasité par ces problèmes internes liés à l’effondrement du bloc communiste, la puissance eurasiatique a su s’appuyer sur des moyens humains et technologiques de premier plan, des ressources gazières comme pétrolières, le tout orchestré par le joueur d’échec de premier ordre, qu’est Vladimir Poutine. L’officier du KGB, passé par le cabinet du maire de Saint-Pétersbourg, a redressé le pays d’une main de maître en réduisant le poids des oligarques, de l’armée, de la pègre sous la coupe d’un Etat fort.
Pour parler de l’impact russe dans la région, j’ai posé quelques questions à l’excellent Roland Lombardi, chercheur en relations internationales. Géopolitologue, docteur en histoire contemporaine du monde arabe, il est analyste au sein du groupe JFC Conseil et éditorialiste pour le site GlobalGeoNews. Il intervient régulièrement dans la presse nationale et étrangère. Observateur clairvoyant et de plus en plus reconnu à sa juste valeur, il fut l’un des rares chercheurs comme d’ailleurs son ami Fabrice Balanche, à déclarer que le régime d’Assad ne s’écroulerait pas comme un château de carte et que soutenir la fameuse Syrie Libre n’était pas judicieux et surtout que cette oposition n’était ni si… libre et ni si claire que cela…
Il signe cette année deux ouvrages, coup sur coup, que je vous recommande vivement « Les Trentes Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabe et au Moyen-Orient » et bien sur, puisque c’est l’objet de cet entretien : « Poutine d’Arabie, comment et pourquoi la Russie est devenue incontournable en Méditerranée et au Moyen-Orient, chez VA Editions.
Roland, tout d’abord merci. Avant de parler de la politique étrangère, je pense qu’il est important de rappeler que la Russie est une puissance située entre deux continents, à l’identité beaucoup plus complexe qu’on ne le voit en Europe. Héritage des conquêtes commencées par Pierre Le Grand dans le Caucase, 15 % de musulmans principalement situé dans les oblasts caucasiens (principalement sunnites en dehors du Daghestan) soit 20 millions de personnes. Marqué par le terrible conflit en Tchétchénie dans les années 1990, 2000 et en Ossétie en 2008, peux-tu revenir sur la présence de cette population dans la Fédération.
– Comment l’état organise l’Islam ? Comment la Russie gère la question islamique au sein de sa fédération ? On parle souvent des fameux modèle « français », « britannique », « américain » ou « danois » ?
La grande différence concernant l’islam entre la Russie et par exemple les Etats-Unis, la France ou d’autres pays européens, c’est que les communautés musulmanes en Russie ne sont pas issues de l’immigartion. Ce sont des populations présentes en Russie depuis des siècles. Comme le rappelle Vladimir Poutine lui-même, la majorité des régions autonomes russes sont musulmanes et plus étonnant, que l’islam aurait été présent avant le christianisme en Russie. En effet, la pénétration musulmane sur le territoire actuel russe se fait au milieu du VIIe siècle (Daghestan), alors que l’évangélisation chrétienne de la Russie et des Rous’ ne commence qu’à la fin du IXe siècle. Véritable puissance musulmane (près de 15 % de la population russe est musulmane soit entre 20 et 22 millions – la plus importante des minorités autochtones – sur 146 millions d’habitants), la Russie a une histoire et une proximité très ancienne avec l’islam (il est implanté depuis près de 1300 ans dans certaines régions comme le Nord-Caucase, dans l’Oural et près de la Volga). Il y a près de 10 000 mosquées en Russie et la plus grande d’Europe, inaugurée en 2015, se trouve d’ailleurs à Moscou (1 million de musulmans sur un total de 8 millions d’habitants). L’islam jouit donc du statut de religion traditionnelle.
L’islam russe est « multiforme » mais principalement hanafite, chaféite et soufi. Cette religion a toutefois connu des relations mouvementées et ambivalentes avec le pouvoir central russe tout au long de l’histoire. C’est aussi, rappelons-le, contre le « joug Tatar » et les armées musulmanes que s’est en partie forgée aussi l’identité russe avec par exemple la victoire russe lors de la bataille de Koulikovo en 1380 ou encore la prise du Khanat de Kazan par Ivan le Terrible en 1552.
C’est au XVIIIe siècle, sous l’influence des réformes de la tsarine Catherine II, que l’islam russe, essentiellement des Tatars (majoritaires), se réforma pour donner le djadidisme. Pour beaucoup, ce « modèle de Kazan (capitale du Tatarstan, fondée 150 ans avant Moscou) » représente un exemple d’islam moderne, libéral et éclairé par une tradition érudite. D’ailleurs, les Tatars et les Bachkirs se considèrent, et sont considérés, comme un des piliers historiques de la Russie .
Les musulmans russes sont donc sunnites, majoritairement issus de trois zones : la république du Tartastan, évoquée plus haut, puis la république de Bachkirie (ou Bachkortostan) dont la capitale est Oufa et enfin, les républiques du Caucase du Nord (Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan…). Le Tatarstan et le Bachkortostan sont de l’école juridique hanafite, la plus libérale comme on l’a vu, car légitimant une certaine interprétation rationnelle dans l’élucidation des points de droit. Le Caucase du Nord est quant à lui principalement de l’école chaféite, laissant moins de champ à l’interprétation personnelle, mais surtout il est imprégné de traditions soufies (culte des saints et piétisme en général lié à des tarîqat, voies religieuses rattachées le plus souvent à des appartenances claniques) .
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, l’islam de Russie, sans pour autant avoir une autorité centrale , est toutefois relativement discipliné, hiérarchisé et organisé. Il existe notamment de nombreuses institutions représentatives comme l’une des plus importantes et des plus anciennes, l’Assemblée spirituelle des musulmans (DUM) de Russie, créée en 1788 et qui est une autorité administrative chargée de nommer les mollahs et de veiller au respect de la législation russe. Cette institution a évolué au fil des siècles et s’est démultipliée au niveau régional. De fait, chaque région a son organisation, qui est l’interlocutrice naturelle des autorités : le Conseil des muftis de Russie pour les Tatars, la Direction spirituelle centrale des Bachkirs, le Centre de coordination pour les musulmans du Caucase du Nord.
Quoi qu’il en soit, même si elles restent toujours sous étroite surveillance de la part des autorités russes comme sous l’ère des Tsars ou des Soviets, les diverses organisations musulmanes et les autorités religieuses du pays demeurent dans l’ensemble relativement loyales et fidèles à la patrie.
C’est pourquoi, la Fédération a développé une politique souveraine envers « son islam » et c’est une raison pour laquelle, depuis le début des années 1990, les imams étrangers ont été expulsés et tout financement, comme toute influence extérieure, notamment venant des pays du Golfe, sont interdits. D’ailleurs, le wahhabisme (le salafisme) ainsi que les Frères musulmans sont proscrits de la Fédération ! Les imams russes sont formés dans les universités musulmanes (à Kazan, Moscou…). On l’a vu, les imams, par exemple, formés au Moyen-Orient, ne sont donc pas les bienvenus et si des dérogations peuvent être à la rigueur accordées afin d’exercer dans une mosquée russe, elles ne le sont qu’après de profondes enquêtes et une longue période de transition étroitement surveillée. Toutefois, cette procédure lourde et drastique en dissuade finalement plus d’un…
– Existe-t-il encore des risques de terrorisme islamique notamment dans les communautés tchétchénes ou daghestanaise ?
Absolument ! La Fédération russe n’a pas été épargnée par le même phénomène de radicalisation qui touche les musulmans ou les convertis des pays occidentaux. Par exemple, plus de 5 000 Russes et près de 7 000 ressortissants des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale auraient rejoint les rangs des jihadistes en Syrie. Notons au passage qu’officiellement les autorités moscovites ont interdit ces départs. Mais dans les faits, elles ne les ont pas vraiment empêchés. Peut-être même qu’elles les ont parfois facilités afin d’éloigner le danger du territoire national tout en espérant « fixer » à l’extérieur ces « traîtres » pour pouvoir les « traiter » avec plus d’efficacité ultérieurement… comme c’est le cas aujourd’hui en Syrie.
Actuellement en Russie, les imams, les muftis, les théologiens, les savants et toutes les instances religieuses, comme l’Université islamique de Moscou, sont mobilisés au plus haut niveau pour essayer d’endiguer l’extrémisme religieux et faire redécouvrir l’islam traditionnel aux jeunes musulmans russes. Parallèlement, le pouvoir et les autorités religieuses travaillent main dans la main pour faire concilier islam et patriotisme. En 2015, le Conseil des muftis de Russie a notamment lancé « la doctrine sociale des musulmans russes », un document à caractère patriotique, mais précisant la place et le rôle des musulmans dans la vie de la Russie du point de vue des sources du droit musulman comme de la législation russe. Quant au puissant FSB (ex-KGB), le service de sécurité intérieure russe (comme le SVR, le service extérieur de l’espionnage russe) s’active depuis des années à combattre impitoyablement le terrorisme. Car la Russie est comme la France, une des principales cibles de ce fléau. Cette menace du terrorisme islamiste a toujours été présente sur le sol russe et le Kremlin a pris la mesure du problème il y a déjà bien longtemps. Nous l’avons vu précédemment, depuis les guerres de Tchétchénie (guerres asymétriques que la Russie a d’ailleurs finalement remportées…), Moscou a fait l’amère expérience de ce grave problème et a connu une longue série d’attaques et d’attentats. Les plus notables étant la prise d’otages du théâtre de Moscou en octobre 2002 (128 morts parmi les otages), l’attaque de l’école de Beslan en septembre 2004 (334 civils tués dont 186 enfants), attentats de Volgograd en décembre 2013 (30 morts) et en octobre 2015, l’attentat contre l’avion de la compagnie russe Metrojet au-dessus du Sinaï égyptien (224 victimes). Si le FSB est connu pour son expertise dans la lutte antiterroriste, notamment grâce à son renseignement humain, ses infiltrations voire parfois ses intrigues, ses ruses (divisions des rebelles tchétchènes) et ses manipulations (vieilles, mais non moins efficaces, méthodes du feu KGB), les autorités russes sont très bien conscientes que le risque zéro n’existe pas dans ce domaine. Néanmoins, la Russie semble mieux armée que les démocraties occidentales contre ce genre d’attaques. Tout d’abord, parce qu’en temps normal, déjà, les responsables russes sont peu adeptes des Droits de l’homme et de l’État de droit. Alors en situation de « guerre », on peut aisément penser qu’ils ne s’encombrent nullement de ce genre de considérations… En Russie, les autorités ont moins de scrupules que les autorités françaises par exemple…
Comme disait le tyran géorgien, Staline : « L’important n’est pas que le poing frappe, mais qu’il soit toujours suspendu au-dessus de chacun… » !
– Depuis combien de temps la Russie de Poutine s’intéresse-t-elle concrètement à cette zone ? Et pourquoi ?
Il faut bien comprendre que ce que nous appelons benoîtement « l’Orient compliqué », n’est pour les Russes, que leur terrain de jeu voire leur terrain de chasse favori depuis des siècles. Puissance eurasienne, mais se considérant comme la troisième Rome, héritière de Byzance et de l’Empire romain d’Orient, la Russie a toujours porté une attention particulière pour cette région. Depuis Pierre le Grand et son désir d’accéder aux mers chaudes, jusqu’à nos jours, en passant par le « Grand Jeu » du XIXe siècle, les fameux accords Sykes-Picot-Sazonov (avec l’aval de l’Empire russe) de 1916 et la période soviétique, les agents et les espions russes ont toujours sillonné et « travaillé » les territoires du Levant. Pour exemple, rappelons qu’en 1830, des observateurs russes étaient aussi envoyés en Algérie afin d’étudier (et comparer avec leurs propres conquêtes de terres musulmanes du sud et de l’est de la Russie) la conquête française du territoire !
– Vladimir Poutine a été stationné en ex-RDA durant la guerre Froide. Il n’a par sa formation, aucun lien avec le monde arabe, ni amitié comme pouvait l’avoir Jacques Chirac par exemple. Qui conseille Poutine sur ces affaires ? Existe-t-il des hommes forts à Moscou sur ces questions ? Lavrov ?Comment sont formés les membres du du FSB et des diplomates ?
Poutine est un ancien colonel du KGB. Même si durant la guerre froide il était en poste en RDA, il n’en reste pas moins qu’il a été très bien formé par son agence aux affaires du monde. Par ailleurs, contrairement aux Occidentaux, qui négligent et délaissent les disciplines comme l’histoire et la géographie, les Russes, eux (à l’instar de leur président, féru de ces disciplines) ont toujours le nez plongé sur la carte de la planète. Ce sont donc des « planétaires », avec des facilités linguistiques notables, qui apprennent le véritable ordre des choses et le monde tel qu’il est, sans idéologie ou dogme, dans les meilleurs instituts et écoles de la planète, héritières de l’excellence de l’enseignement soviétique, comme l’Institut d’études orientales (créé initialement au XVIIIe siècle !), l’Institut d’État des relations internationales de Moscou ou encore l’Académie militaire des forces armées de la Fédération de Russie (l’ancienne académie Frounzé). Il n’y a pas d’ENA en Russie et donc de fabrique de technocrates hors-sol. Et c’est donc dans les plus brillants centres de recherches et de réflexions du monde, qu’est formée toute l’élite des dirigeants russes (comme Sergueï Lavrov, Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre des Affaires étrangères et représentant spécial du président Poutine pour le Proche-Orient, et bien sûr l’ancien grand orientaliste, Evgueni Primakov (conseiller de Poutine jusqu’à sa mort en 2015) ainsi que le disciple de ce dernier, le grand universitaire Vitali Naumkin, l’actuel directeur de l’Institut d’études orientales et aujourd’hui, très impliqué dans les négociations entre la Russie et toutes les parties du conflit syrien). La prospective y est également, et toujours, à l’honneur. Ainsi, les experts russes échafaudent scénarios sur scénarios avec beaucoup de prévoyance et imaginent toutes les éventualités et les stratégies possibles.
À la différence des Occidentaux, qui se précipitent souvent sur l’évènement ponctuel, les responsables russes, en joueurs d’échecs (jeu national en Russie) qu’ils sont, restent toujours prudents et analysent patiemment la situation, comme d’ailleurs le prouvent les dernières positions du Kremlin sur la situation algérienne… Ils savent très bien que bouger une pièce trop hâtivement sur le Grand échiquier international ou moyen-oriental, peut alors avoir des conséquences catastrophiques à l’autre bout du plateau. C’est pourquoi ils n’agissent et ne prennent jamais de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis. Mais une fois qu’ils « jouent », comme en Syrie, cela va très vite et très fort et la plupart du temps, avec plusieurs coups d’avance !
Enfin, les succès diplomatiques du Kremlin sont donc d’abord imputables à un processus de décision qui s’appuie sur les analyses de ces orientalistes russes que nous avons évoqués et qui sont bien meilleurs connaisseurs du Levant que les « spécialistes » dont s’entourent malheureusement les dirigeants français…
-Sans rentrer dans les détails, qu’elles ont été les raisons du soutien de Moscou à Damas ? Quelles en sont les conséquences aujourd’hui ?
Les divers observateurs ont évoqué, pour expliquer l’intervention russe en Syrie, des objectifs stratégiques comme leur port de Tartous en Syrie. Certes, ces considérations géopolitqiues furent bien réelles mais à mon avis, et pour répondre rapidement, je suis convaincu que les Russes ont soutenu Assad car ils ne voulaient pas des Frères musulmans au pouvoir à Damas ou un Etat islamique à leurs portes, qui aurait pu très bien donner des idées et servir de modèle à certains groupe au Caucase et dans les anciennes républiques musulmanes d’Asie centrale. Si nous regardons une carte, à vol d’oiseau, le nord de la Syrie n’est qu’entre 600-800 km du Caucase…
– Téhéran est l’autre acteur du conflit. Qu’elle a-été la coopération entre ces deux puissances ? Quelles sont leur rapport ?
Le partenariat (et non l’alliance, j’appuie sur ce point) entre Moscou et Téhéran en Syrie a été essentielle pour la victoire d’Assad puisque que les troupes iraniennes et leurs proxies ont été très efficaces dans les opérations au sol. Ce partenariat est toujours d’actualité. Mais ne nous leurrons pas, les Russes, comme Assad d’ailleurs (mais aussi la Turquie !), ne sont pas très enthousiastes quant à une présence iranienne forte et pérenne en Syrie.
La police militaire russe, présente sur place et composée principalement des Tchétchènes de Kadirov, n’est pas tendre avec les miliciens chiites soutenus par les Iraniens et les tensions sont de plus en plus évidentes. L’histoire nous rappelle également ceci : la Russie a toujours eu des relations très compliquées avec son grand voisin du Sud (traités humiliants de 1813 et 1828 qui signifièrent la perte du Caucase pour la Perse). Sans aller encore jusqu’à la rupture, les Iraniens, malgré leur résilience légendaire, sont à présent en très grande difficulté à cause des pressions israéliennes mais surtout des sanctions américaines. Sans parler du Coronavirus qui aggrave grandement la situation. Certes les Russes ont toujours besoin des Iraniens en Syrie comme dans toute la région, mais plus que jamais, c’est la Perse qui a désormais besoin de la Russie et cette dernière le sait pertinemment !
-Idem pour Istanbul dans un autre registre.
La Turquie demeure le plus gros caillou dans les chaussures des diplomates russes en Syrie. Toutefois, il est évident que les Russes s’attendait pertinemment à cela, même depuis leur « rabibochage » fin 2016 (à leur initiative) et leur dialogue depuis sur le conflit syrien avec les Turcs. L’histoire (près d’une vingtaine de conflits entre les Tsars et l’empire Ottoman en trois siècles !) leur a appris à se méfier de ce tout récent « partenaire », peu fiable et passé maître dans la fourberie ! En n’en pas douter, même si d’autres accrochages plus ou moins graves sont à prévoir, les Russes garderont sûrement leur sang-froid. Ils éviteront le plus possible une riposte directe sur les troupes turques afin de garder ouverte la porte des négociations, comme on l’a vu dernièrement à Idleb, tout en ignorant les menaces turques et en poursuivant leurs campagnes massives de bombardements sur la dernière poche des islamistes. Quoi qu’il en soit, même si Erdogan fanfaronne, il faut savoir qu’il est en grande faiblesse (en interne comme à l’extérieur) et les Russes en position de force. Finalement, ne perdons pas de vue qu’Erdogan est en mode swindle. Aux échecs, le swindle (de l’anglais arnaque, escroquerie) consiste à tenter de renverser une position ou une partie perdue d’avance, en jouant le tout pour le tout et en essayant de tendre des pièges ou en misant sur des coups inattendus. Cette tactique peut parfois perturber de jeunes joueurs débutants. Il est fort peu probable qu’elle fonctionne avec les Russes !
-Idem pour la Libye …
La Libye est le symbole de la fracture intra-sunnite actuelle dans le monde arabe. D’un côté vous avez le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj à Tripoli, soutenu par les Frères musulmans libyens, appuyé par la Turquie et le Qatar. De l’autre, le maréchal Haftar, qui a repris 90 % du territoire libyen est qui est soutenue par l’axe contre-révolutionnaire composé par l’Egypte de Sissi, les E.A.U de MBZ et l’Arabie saoudite de MBS. Moscou est clairement, dans le cadre de sa politique de lutte contre l’islam politique et le terrorisme islamiste dans la région, sur la même longueur d’onde que Le Caire et Riyad. De fait, les Russes continueront fortement à soutenir Haftar ou éventuellement un de ses lieutenants afin d’écraser tout adversaire lié de près ou de loin aux Frères musulmans…
– On souligne à raison les liens historiques entre Washington et Tel-Aviv, on oublie souvent qu’à la chute du mur, des centaines de milliers de Juifs d’ex URSS ont fait leur Aliyah. Aujourd’hui, une grande partie de la population israelienne est d’origine russe, notamment chez les colons. Si le rapport à la Russie est essentiellement linguistique, les liens entre les deux pays ont longtemps été tendus. Au vu du nouveau poids dans la région, les relations se sont-elles réchauffées ?
En dépit de certains épisodes de « froideur » dans les relations entre la Russie et Israël, les rapports russo-israéliens sont beaucoup plus profonds qu’on ne le croit…
À partir de septembre 2015 et le début de l’intervention russe en Syrie et jusqu’à aujourd’hui, les généraux israéliens et russes se consultent régulièrement voire quasi quotidiennement. Israéliens et Russes ont même mis en place un mécanisme de « déconfliction » afin d’éviter les accrochages entre leurs armées en Syrie. Par ailleurs, on ne compte plus les déplacements du Premier ministre Netanyahou à Moscou. C’est aussi la raison pour laquelle, depuis le début de la crise syrienne, Israël a pu frapper, en toute impunité et avec l’accord tacite russe, plus de 200 fois les forces iraniennes et du Hezbollah présentes sur le territoire syrien…
Et puis, nombre d’observateurs sous-estiment naïvement les rapports entre l’État hébreu et Moscou. Car, encore une fois, ils sont beaucoup plus profonds et solides qu’il n’y paraît. Et très anciens !
En effet, depuis le début des années 2000 et l’entrée en fonction de Vladimir Poutine (premier chef d’État russe à avoir effectué une visite officielle en Israël en 2005), les relations diplomatiques et surtout commerciales entre Israël et la Russie n’ont cessé de se développer : plus de la moitié des importations israéliennes proviennent de Russie, matières premières contre produits de haute technologie, explosion du tourisme dans les deux sens, coopération spatiale (mises en orbite de satellites israéliens par l’agence spatiale russe), vente par Israël d’armements sophistiqués (systèmes radars, drones)…
De 12 millions de dollars en 1991, les échanges commerciaux sont passés à 2,5 milliards de dollars en 2017.
Dans ces liens économiques et commerciaux très importants entre les deux pays, la grande communauté d’Israéliens originaires de Russie (plus d’un million d’individus, soit 20 % de la population totale israélienne), très représentée parmi les élites tant politiques qu’économiques, y est d’ailleurs pour beaucoup. Le président russe y est aussi très populaire et les députés de la Knesset issus de cette communauté, ainsi que les médias israéliens russophones (plusieurs chaînes TV « russes »), sont des soutiens essentiels pour tout homme politique israélien qui se respecte. Par ailleurs, la forte coopération militaire, technologique et dans le renseignement entre Moscou et Jérusalem n’a fait que s’intensifier depuis ces dernières années.
Actuellement, la suprématie militaire et conventionnelle israélienne, sur toutes les forces arabes ou régionales, reste plus que jamais indéniable. Grâce à sa puissance de feu et sa supériorité technologique, mais aussi dans le renseignement high-tech comme humain, que cela nous plaise ou non, l’État hébreu est LE pivot stratégique du Moyen-Orient. Maîtres du pragmatisme, les Russes en sont très bien conscients. Lorsqu’on arrive dans une cour d’école, on ne se met pas à dos le petit « caïd » aux gros bras, on s’en sert !
Assurément donc, en dépit de ce qu’espèrent certains, les relations entre Israël et la Russie semblent donc avoir encore de beaux jours devant elles…
-Quel est le but global des Russes en mer Méditerranée ? Jusqu’où peuvent-ils s’arrêter ?Quelle peut-être la réaction des Occidentaux ? En ont-ils les moyens ?
Depuis 2011 et l’intervention libyenne où ils se sont sentis floués, les Russes ont pratiquement fait un sans-faute ! En relations internationales, c’est assez rare ! En effet, jusqu’ici, en toute objectivité, force est de reconnaître qu’ils ont fait montre d’une incontestable virtuosité dans leur partition. Or, même les plus grands musiciens ne sont jamais à l’abri d’une fausse note et la route vers une pax russica dans la région peut-être encore semée de nombreuses embûches… D’ailleurs, la logique mathématique voudrait qu’après cette longue période sans erreurs, un premier faux-pas est obligatoirement inévitable.
En attendant, la Russie a réussi à reprendre pied dans une région dont elle avait été écartée. Elle est même devenue incontournable et le véritable « juge de paix » vers qui tous les acteurs importants de la région se tournent à présent comme les Iraniens, les Turques, les Egyptiens, les Israéliens et même les Saoudiens…
Les Européens, eux, sont hors-jeu et il y aura sûrement une sorte de « Yalta régional » avec l’Amérique de Trump qui souhaite par ailleurs se désengager progressivement de la zone. Si la pandémie du Covid-19 ne vient pas tout chambouler…
Le problème, et de taille, pour Moscou, c’est la reconstruction de la Syrie et le développement économique de cette région en général (dont les Russes sont peut-être les seuls à vouloir la stabilité). Or, même si ce pays dispose d’atouts non négligeables comme sa superficie et ses innombrables et extraordinaires ressources naturelles encore inexploitées en Sibérie, la Russie n’est pas encore en mesure, à elle seule, de subvenir à toutes les demandes et les besoins financiers de la région (Elle est 12e dans le classement des pays selon leur PIB, derrière l’Italie…).
En définitive, si la Fédération possède près de 2 500 km de frontières avec l’islam, c’est aussi, comme je l’ai dit plus haut, l’évolution identitaire même des musulmans de Russie qui préoccupe le Kremlin. Eviter la fragmentation sociale et préserver la paix de l’une des plus anciennes sociétés multiculturelles de la planète seront le principal défi de Moscou dans les décennies à venir.
Quoi qu’il en soit, grâce à sa politique de puissance décomplexée au Moyen-Orient, imperméable aux rivalités internes de la région, Poutine parle à tout le monde et son message est clair : « Gérez vos pays comme bon vous semble, mais nous ne voulons pas d’islamistes, “modérés” ou pas, au pouvoir ; en échange et en cas de besoin, vous pourrez toujours compter sur notre fidélité et notre soutien ! »
Ceci n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, et tous les nouveaux (et futurs) autocrates arabes (le Président Sissi, le maréchal Haftar en Libye, les militaires algériens et même le prince Mohamed Ben Salman [MBS] à Riyad…), mais également la grande majorité des opinions arabes, ont tous à présent des yeux de Chimène pour le « Tsar » Poutine, ce dernier ayant démontré avec Assad, qu’il était un allié fiable, solide et sérieux…