Ce livre aurait pu s’appeler « Voyage au bout de la nuit » ou au « bout des mille et une nuit » tant cette aventure reflète le destin d’une génération d’Européens dans les méandres du djihadisme des années 90. Un tunnel long et étroit dont beaucoup ne trouvèrent jamais une véritable sortie. L’auteur, un lyonnais nommé David Vallat, converti à l’islam salafiste dans sa forme la plus violente, a tour à tour combattu en Bosnie puis en Afghanistan avant de s’acoquiner aux terroristes comme Khaled Kelkal, l’auteur présumé des attentats du métro Saint-Michel en 1995. Après cinq années de prison et de saines lectures, l’auteur a fait un énorme travail sur lui-même pour nous livrer ce magnifique témoignage sorti en 2017 suite aux attentats des frères Kouachi.
Son « Terreur de jeunesse » est à la fois un exil intérieur auprès d’une jeunesse désœuvrée et sans véritable repère dans une France ouvrière et provinciale. La France des Gilets jaunes mais pas que… Seulement, le parcours de David est également une véritable odyssée le long de cette route de la soie, où se mène un djihad militaire au centre d’une région stratégique depuis des siècles. Un jeune Français converti à l’islam au centre d’enjeux qui le dépasse. Un engagement dans le djihadisme international en forme de va-et-vient, dans un périple inique pour n’importe quel Français de sa génération. Et en particulier lorsque l’on vient d’une petite cité ouvrière de Villefontaine, entre l’Isère et le Rhône, à deux pas de la Loire. Au milieu de tout et de rien. Aîné d’une famille de quatre enfants, élevé dans une famille populaire et monoparentale, l’auteur passe son enfance comme des millions d’autres entre football et rigolade sur le parking du quartier. Le petit gaulois au teint hâlé grandit au milieu d’enfants d’immigrés turcs, portugais, et maghrébins dont les parents sont venus travailler dans nos usines, aux côtés de Français de plus vieille souche issus de l’exode rural. La communauté maghrébine, notamment Algérienne, y est majoritaire. David rencontre donc l’islam avec des amis d’enfance qui ne le pratiquent souvent que par mimétisme familial sans en connaître les tenants et les aboutissants, religion du repli sur soi souvent éloignée de toute spiritualité.
Etre confronté à d’autres cultures peut être une source d’enrichissement personnel comme de frustration identitaire lorsque les piliers censés incarner son propre pays semblent défaillants à faire vivre ce tout. L’école, jadis assimilationniste et républicaine, est en décomposition, et le mal est déjà fait lorsque la Grande Muette l’appelle pour le service militaire. Crêpe sur la tête, sa formation militaire et une certaine discipline transforment le jeune homme déjà déscolarisé aux portes de la délinquance. Marqué par les cours d’histoire sur la Seconde Guerre mondiale, le petit-fils de militant communiste, rêveur et idéaliste, est frappé par la violence subie par les Bosniaques, coreligionnaires certes mais victimes de l’Histoire. La naïveté adolescente est ainsi hameçonnée par de cyniques pêcheurs-prêcheurs de l’islam politique le plus dévastateur.
Aventure tant tiers-mondiste que religieuse, internationalisme vert et noir, teintée d’un rouge si tragique, ces combats dépassent très largement les frontières hexagonales pour mieux combattre ses propres démons. Il décide en février 1993 de rejoindre des combattants bosniaques à Mostar. Avec d’autres compagnons d’infortune, il traverse en voiture toute l’Italie jusqu’à Trieste avant de rejoindre les Balkans. Chance ou malchance, la Croatie et la Bosnie alliées contre la Serbie avant leur départ, se déclarent la guerre lorsqu’ils sont en voiture. Ils échappent de peu la mort, désarmées. Mais ce court voyage reste formateur. Sur place, ils sont au contact d’une culture slave bien plus variée qu’il ne l’imaginait, dans cette poudrière sanglante que fut l’ancien « royaume » du maréchal Tito. Une guerre où ces moudjahidines venus mourir en martyrs sont très mal vus par les Bosniaques, musulmans culturels et amateurs de rakia comme de bonne chère. Cette première aventure s’avère un fiasco qui ne rompt pas pour autant l’élan du jeune homme plein de testostérones et d’illusions.
Le périple se prolonge, devient sérieux. Le Pakistan, officiellement allié des Américains mais au comportement trouble. Peshawar. L’Afghanistan, ses montagnes arides peuplées de populations pauvres mais vaillantes, auréolées d’une victoire sans précédent sur les Soviétiques, Kandahar. Ils fréquentent sur place les camps d’entraînement djihadiste au milieu de soldats de Dieu aguerris et fanatisés. L’ancien chasseur alpin fait vite ses preuves mais subit un racisme pour le moins surprenant chez ces tenants d’une Oumma imaginaire. Le « gaouri », terme venu du persan désignant ces mécréants de Français, entraîne des réponses particulièrement virils de sa part. Après quelques escarmouches, il retourne en Europe avec l’espoir tenace de combattre. Là, il fréquente les quartiers les plus sensibles du continent, véritable guêpier où se côtoient schizophrènes et petites frappes devenus fous de Dieu en deux coups de tapis de prière. Avec d’autres islamistes, il transporte faux passeports et armes à tout le gotha des ghettos djihadistes, du Londonistan à Molenbeeck en passant par les Minguettes, le tour d’Europe de l’apocalypse conforté par un indéniable déni des pouvoirs publics.
Au fil du temps, une rencontre avec des membres de Groupes Islamiques Armés lui sert de déclic. Combattre des nationalistes Serbes ou des hommes en treillis lui semblaient un chemin honnête mais lorsque ces hommes nommés Kelkal commencent à envisager de s’attaquer aveuglément à des civils, cela dépasse son imagination. On imagine la phrase pleine de sens d’Albert Camus trotter dans sa tête. Le Prix Nobel choisissant « sa mère plutôt que la justice » en pleine guerre d’Algérie. Le dépucelage par le réel.
Tout stopper avant qu’il ne soit trop tard. La police l’arrête… à temps.
Au milieu de portraits, paysages et introspections, le désormais cadre d’une entreprise de métallurgie et père d’une petite Sarah, analyse froidement son parcours sans se chercher d’excuses. Son travail lui permet aujourd’hui d’intervenir dans les médias afin d’analyser une mouvance qui malheureusement ne tarit pas. L’écriture de son livre est concise, claire et sans fioriture, ni complaisance. Son témoignage riche et dépassionné s’avère fondamental pour comprendre une jeunesse en manque de repère, idiots utiles d’une idéologie nihiliste, amenés à suivre la pire des voies possibles : le meurtre au nom d’un crépuscule sanguinaire et démoniaque. Triste comble.
Entretien
Roland Lombardi avec Cyril Garcia – 30/03/2020
La Russie est le nouvel acteur fort au Proche-Orient. Son rôle central dans la guerre en Syrie en atteste. Moscou a soutenu dès le début le régime de Damas renforceant son assise dans la région. La faiblesse des Etats européens et les arrogants errements américains ont bien entendu facilité le travail. Longtemps parasité par ces problèmes internes liés à l’effondrement du bloc communiste, la puissance eurasiatique a su s’appuyer sur des moyens humains et technologiques de premier plan, des ressources gazières comme pétrolières, le tout orchestré par le joueur d’échec de premier ordre, qu’est Vladimir Poutine. L’officier du KGB, passé par le cabinet du maire de Saint-Pétersbourg, a redressé le pays d’une main de maître en réduisant le poids des oligarques, de l’armée, de la pègre sous la coupe d’un Etat fort.
Pour parler de l’impact russe dans la région, j’ai posé quelques questions à l’excellent Roland Lombardi, chercheur en relations internationales. Géopolitologue, docteur en histoire contemporaine du monde arabe, il est analyste au sein du groupe JFC Conseil et éditorialiste pour le site GlobalGeoNews. Il intervient régulièrement dans la presse nationale et étrangère. Observateur clairvoyant et de plus en plus reconnu à sa juste valeur, il fut l’un des rares chercheurs comme d’ailleurs son ami Fabrice Balanche, à déclarer que le régime d’Assad ne s’écroulerait pas comme un château de carte et que soutenir la fameuse Syrie Libre n’était pas judicieux et surtout que cette oposition n’était ni si… libre et ni si claire que cela…
Il signe cette année deux ouvrages, coup sur coup, que je vous recommande vivement « Les Trentes Honteuses, la fin de l’influence française dans le monde arabe et au Moyen-Orient » et bien sur, puisque c’est l’objet de cet entretien : « Poutine d’Arabie, comment et pourquoi la Russie est devenue incontournable en Méditerranée et au Moyen-Orient, chez VA Editions.
Roland, tout d’abord merci. Avant de parler de la politique étrangère, je pense qu’il est important de rappeler que la Russie est une puissance située entre deux continents, à l’identité beaucoup plus complexe qu’on ne le voit en Europe. Héritage des conquêtes commencées par Pierre Le Grand dans le Caucase, 15 % de musulmans principalement situé dans les oblasts caucasiens (principalement sunnites en dehors du Daghestan) soit 20 millions de personnes. Marqué par le terrible conflit en Tchétchénie dans les années 1990, 2000 et en Ossétie en 2008, peux-tu revenir sur la présence de cette population dans la Fédération.
–
Comment l’état organise l’Islam ? Comment la Russie gère
la question islamique au sein de sa fédération ? On parle
souvent des fameux modèle « français »,
« britannique », « américain » ou
« danois » ?
La
grande différence concernant l’islam entre la Russie et par
exemple les Etats-Unis, la France ou d’autres pays européens,
c’est que les communautés musulmanes en Russie ne sont pas issues
de l’immigartion. Ce sont des populations présentes en Russie
depuis des siècles. Comme le rappelle Vladimir Poutine lui-même, la
majorité des régions autonomes russes sont musulmanes et plus
étonnant, que l’islam aurait été présent avant le christianisme
en Russie. En effet, la pénétration musulmane sur le territoire
actuel russe se fait au milieu du VIIe siècle (Daghestan), alors que
l’évangélisation chrétienne de la Russie et des Rous’ ne
commence qu’à la fin du IXe siècle. Véritable puissance
musulmane (près de 15 % de la population russe est musulmane soit
entre 20 et 22 millions – la plus importante des minorités
autochtones – sur 146 millions d’habitants), la Russie a une
histoire et une proximité très ancienne avec l’islam (il est
implanté depuis près de 1300 ans dans certaines régions comme le
Nord-Caucase, dans l’Oural et près de la Volga). Il y a près de
10 000 mosquées en Russie et la plus grande d’Europe, inaugurée
en 2015, se trouve d’ailleurs à Moscou (1 million de musulmans sur
un total de 8 millions d’habitants). L’islam jouit donc du statut
de religion traditionnelle.
L’islam
russe est « multiforme » mais principalement hanafite, chaféite
et soufi. Cette religion a toutefois connu des relations mouvementées
et ambivalentes avec le pouvoir central russe tout au long de
l’histoire. C’est aussi, rappelons-le, contre le « joug
Tatar » et les armées musulmanes que s’est en partie forgée
aussi l’identité russe avec par exemple la victoire russe lors de
la bataille de Koulikovo en 1380 ou encore la prise du Khanat de
Kazan par Ivan le Terrible en 1552.
C’est
au XVIIIe siècle, sous l’influence des réformes de la tsarine
Catherine II, que l’islam russe, essentiellement des Tatars
(majoritaires), se réforma pour donner le djadidisme. Pour beaucoup,
ce « modèle de Kazan (capitale du Tatarstan, fondée 150 ans
avant Moscou) » représente un exemple d’islam moderne, libéral
et éclairé par une tradition érudite. D’ailleurs, les Tatars et
les Bachkirs se considèrent, et sont considérés, comme un des
piliers historiques de la Russie .
Les
musulmans russes sont donc sunnites, majoritairement issus de trois
zones : la république du Tartastan, évoquée plus haut, puis la
république de Bachkirie (ou Bachkortostan) dont la capitale est Oufa
et enfin, les républiques du Caucase du Nord (Tchétchénie,
Ingouchie, Daghestan…). Le Tatarstan et le Bachkortostan sont de
l’école juridique hanafite, la plus libérale comme on l’a vu,
car légitimant une certaine interprétation rationnelle dans
l’élucidation des points de droit. Le Caucase du Nord est quant à
lui principalement de l’école chaféite, laissant moins de champ à
l’interprétation personnelle, mais surtout il est imprégné de
traditions soufies (culte des saints et piétisme en général lié à
des tarîqat, voies religieuses rattachées le plus souvent à des
appartenances claniques) .
Il
n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, l’islam de Russie, sans
pour autant avoir une autorité centrale , est toutefois relativement
discipliné, hiérarchisé et organisé. Il existe notamment de
nombreuses institutions représentatives comme l’une des plus
importantes et des plus anciennes, l’Assemblée spirituelle des
musulmans (DUM) de Russie, créée en 1788 et qui est une autorité
administrative chargée de nommer les mollahs et de veiller au
respect de la législation russe. Cette institution a évolué au fil
des siècles et s’est démultipliée au niveau régional. De fait,
chaque région a son organisation, qui est l’interlocutrice
naturelle des autorités : le Conseil des muftis de Russie pour les
Tatars, la Direction spirituelle centrale des Bachkirs, le Centre de
coordination pour les musulmans du Caucase du Nord.
Quoi
qu’il en soit, même si elles restent toujours sous étroite
surveillance de la part des autorités russes comme sous l’ère des
Tsars ou des Soviets, les diverses organisations musulmanes et les
autorités religieuses du pays demeurent dans l’ensemble
relativement loyales et fidèles à la patrie.
C’est
pourquoi, la Fédération a développé une politique souveraine
envers « son islam » et c’est une raison pour laquelle,
depuis le début des années 1990, les imams étrangers ont été
expulsés et tout financement, comme toute influence extérieure,
notamment venant des pays du Golfe, sont interdits. D’ailleurs, le
wahhabisme (le salafisme) ainsi que les Frères musulmans sont
proscrits de la Fédération ! Les imams russes sont formés dans
les universités musulmanes (à Kazan, Moscou…). On l’a vu, les
imams, par exemple, formés au Moyen-Orient, ne sont donc pas les
bienvenus et si des dérogations peuvent être à la rigueur
accordées afin d’exercer dans une mosquée russe, elles ne le sont
qu’après de profondes enquêtes et une longue période de
transition étroitement surveillée. Toutefois, cette procédure
lourde et drastique en dissuade finalement plus d’un…
–
Existe-t-il encore des risques de terrorisme islamique notamment dans
les communautés tchétchénes ou daghestanaise ?
Absolument !
La Fédération russe n’a pas été épargnée par le même
phénomène de radicalisation qui touche les musulmans ou les
convertis des pays occidentaux. Par exemple, plus de 5 000 Russes
et près de 7 000 ressortissants des anciennes républiques
soviétiques d’Asie centrale auraient rejoint les rangs des
jihadistes en Syrie. Notons au passage qu’officiellement les
autorités moscovites ont interdit ces départs. Mais dans les faits,
elles ne les ont pas vraiment empêchés. Peut-être même qu’elles
les ont parfois facilités afin d’éloigner le danger du territoire
national tout en espérant « fixer » à l’extérieur ces
« traîtres » pour pouvoir les « traiter » avec plus
d’efficacité ultérieurement… comme c’est le cas aujourd’hui
en Syrie.
Actuellement
en Russie, les imams, les muftis, les théologiens, les savants et
toutes les instances religieuses, comme l’Université islamique de
Moscou, sont mobilisés au plus haut niveau pour essayer d’endiguer
l’extrémisme religieux et faire redécouvrir l’islam
traditionnel aux jeunes musulmans russes. Parallèlement, le pouvoir
et les autorités religieuses travaillent main dans la main pour
faire concilier islam et patriotisme. En 2015, le Conseil des muftis
de Russie a notamment lancé « la doctrine sociale des musulmans
russes », un document à caractère patriotique, mais précisant
la place et le rôle des musulmans dans la vie de la Russie du point
de vue des sources du droit musulman comme de la législation russe.
Quant
au puissant FSB (ex-KGB), le service de sécurité intérieure russe
(comme le SVR, le service extérieur de l’espionnage russe)
s’active depuis des années à combattre impitoyablement le
terrorisme. Car la Russie est comme la France, une des principales
cibles de ce fléau. Cette menace du terrorisme islamiste a toujours
été présente sur le sol russe et le Kremlin a pris la mesure du
problème il y a déjà bien longtemps. Nous l’avons vu
précédemment, depuis les guerres de Tchétchénie (guerres
asymétriques que la Russie a d’ailleurs finalement remportées…),
Moscou a fait l’amère expérience de ce grave problème et a connu
une longue série d’attaques et d’attentats. Les plus notables
étant la prise d’otages du théâtre de Moscou en octobre 2002
(128 morts parmi les otages), l’attaque de l’école de Beslan en
septembre 2004 (334 civils tués dont 186 enfants), attentats de
Volgograd en décembre 2013 (30 morts) et en octobre 2015, l’attentat
contre l’avion de la compagnie russe Metrojet au-dessus du Sinaï
égyptien (224 victimes). Si le FSB est connu pour son expertise dans
la lutte antiterroriste, notamment grâce à son renseignement
humain, ses infiltrations voire parfois ses intrigues, ses ruses
(divisions des rebelles tchétchènes) et ses manipulations
(vieilles, mais non moins efficaces, méthodes du feu KGB), les
autorités russes sont très bien conscientes que le risque zéro
n’existe pas dans ce domaine. Néanmoins, la Russie semble mieux
armée que les démocraties occidentales contre ce genre d’attaques.
Tout d’abord, parce qu’en temps normal, déjà, les responsables
russes sont peu adeptes des Droits de l’homme et de l’État de
droit. Alors en situation de « guerre », on peut aisément
penser qu’ils ne s’encombrent nullement de ce genre de
considérations… En Russie, les autorités ont moins de scrupules
que les autorités françaises par exemple…
Comme
disait le tyran géorgien, Staline : « L’important n’est pas
que le poing frappe, mais qu’il soit toujours suspendu au-dessus de
chacun… » !
–
Depuis combien de temps la Russie de Poutine s’intéresse-t-elle
concrètement à cette zone ? Et pourquoi ?
Il
faut bien comprendre que ce que nous appelons benoîtement « l’Orient
compliqué », n’est pour les Russes, que leur terrain de jeu
voire leur terrain de chasse favori depuis des siècles. Puissance
eurasienne, mais se considérant comme la troisième Rome, héritière
de Byzance et de l’Empire romain d’Orient, la Russie a toujours
porté une attention particulière pour cette région. Depuis Pierre
le Grand et son désir d’accéder aux mers chaudes, jusqu’à nos
jours, en passant par le « Grand Jeu » du XIXe siècle, les
fameux accords Sykes-Picot-Sazonov (avec l’aval de l’Empire
russe) de 1916 et la période soviétique, les agents et les espions
russes ont toujours sillonné et « travaillé » les territoires
du Levant. Pour exemple, rappelons qu’en 1830, des observateurs
russes étaient aussi envoyés en Algérie afin d’étudier (et
comparer avec leurs propres conquêtes de terres musulmanes du sud et
de l’est de la Russie) la conquête française du territoire !
–
Vladimir Poutine a été stationné en ex-RDA durant la guerre
Froide. Il n’a par sa formation, aucun lien avec le monde arabe, ni
amitié comme pouvait l’avoir Jacques Chirac par exemple. Qui
conseille Poutine sur ces affaires ? Existe-t-il des hommes
forts à Moscou sur ces questions ? Lavrov ?Comment sont
formés les membres du du FSB et des diplomates ?
Poutine est un ancien colonel du KGB. Même si durant la guerre froide il était en poste en RDA, il n’en reste pas moins qu’il a été très bien formé par son agence aux affaires du monde. Par ailleurs, contrairement aux Occidentaux, qui négligent et délaissent les disciplines comme l’histoire et la géographie, les Russes, eux (à l’instar de leur président, féru de ces disciplines) ont toujours le nez plongé sur la carte de la planète. Ce sont donc des « planétaires », avec des facilités linguistiques notables, qui apprennent le véritable ordre des choses et le monde tel qu’il est, sans idéologie ou dogme, dans les meilleurs instituts et écoles de la planète, héritières de l’excellence de l’enseignement soviétique, comme l’Institut d’études orientales (créé initialement au XVIIIe siècle !), l’Institut d’État des relations internationales de Moscou ou encore l’Académie militaire des forces armées de la Fédération de Russie (l’ancienne académie Frounzé). Il n’y a pas d’ENA en Russie et donc de fabrique de technocrates hors-sol. Et c’est donc dans les plus brillants centres de recherches et de réflexions du monde, qu’est formée toute l’élite des dirigeants russes (comme Sergueï Lavrov, Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre des Affaires étrangères et représentant spécial du président Poutine pour le Proche-Orient, et bien sûr l’ancien grand orientaliste, Evgueni Primakov (conseiller de Poutine jusqu’à sa mort en 2015) ainsi que le disciple de ce dernier, le grand universitaire Vitali Naumkin, l’actuel directeur de l’Institut d’études orientales et aujourd’hui, très impliqué dans les négociations entre la Russie et toutes les parties du conflit syrien). La prospective y est également, et toujours, à l’honneur. Ainsi, les experts russes échafaudent scénarios sur scénarios avec beaucoup de prévoyance et imaginent toutes les éventualités et les stratégies possibles.
À la
différence des Occidentaux, qui se précipitent souvent sur
l’évènement ponctuel, les responsables russes, en joueurs
d’échecs (jeu national en Russie) qu’ils sont, restent toujours
prudents et analysent patiemment la situation, comme d’ailleurs le
prouvent les dernières positions du Kremlin sur la situation
algérienne… Ils savent très bien que bouger une pièce trop
hâtivement sur le Grand échiquier international ou moyen-oriental,
peut alors avoir des conséquences catastrophiques à l’autre bout
du plateau. C’est pourquoi ils n’agissent et ne prennent jamais
de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis.
Mais une fois qu’ils « jouent », comme en Syrie, cela va très
vite et très fort et la plupart du temps, avec plusieurs coups
d’avance !
Enfin,
les succès diplomatiques du Kremlin sont donc d’abord imputables à
un processus de décision qui s’appuie sur les analyses de ces
orientalistes russes que nous avons évoqués et qui sont bien
meilleurs connaisseurs du Levant que les « spécialistes »
dont s’entourent malheureusement les dirigeants français…
-Sans
rentrer dans les détails, qu’elles ont été les raisons du
soutien de Moscou à Damas ? Quelles en sont les conséquences
aujourd’hui ?
Les divers observateurs ont évoqué, pour expliquer l’intervention russe en Syrie, des objectifs stratégiques comme leur port de Tartous en Syrie. Certes, ces considérations géopolitqiues furent bien réelles mais à mon avis, et pour répondre rapidement, je suis convaincu que les Russes ont soutenu Assad car ils ne voulaient pas des Frères musulmans au pouvoir à Damas ou un Etat islamique à leurs portes, qui aurait pu très bien donner des idées et servir de modèle à certains groupe au Caucase et dans les anciennes républiques musulmanes d’Asie centrale. Si nous regardons une carte, à vol d’oiseau, le nord de la Syrie n’est qu’entre 600-800 km du Caucase…
–
Téhéran est l’autre acteur du conflit. Qu’elle a-été la
coopération entre ces deux puissances ? Quelles sont leur
rapport ?
Le
partenariat (et non l’alliance, j’appuie sur ce point) entre
Moscou et Téhéran en Syrie a été essentielle pour la victoire
d’Assad puisque que les troupes iraniennes et leurs proxies ont été
très efficaces dans les opérations au sol. Ce partenariat est
toujours d’actualité. Mais ne
nous leurrons pas, les Russes, comme Assad d’ailleurs (mais aussi
la Turquie !), ne sont pas très enthousiastes quant à une
présence iranienne forte et pérenne en Syrie.
La
police militaire russe, présente sur place et composée
principalement des Tchétchènes de Kadirov, n’est pas tendre avec
les miliciens chiites soutenus par les Iraniens et les tensions sont
de plus en plus évidentes. L’histoire nous rappelle également
ceci : la Russie a toujours eu des relations très compliquées avec
son grand voisin du Sud (traités humiliants de 1813 et 1828 qui
signifièrent la perte du Caucase pour la Perse). Sans aller encore
jusqu’à la rupture, les Iraniens, malgré leur résilience
légendaire, sont à présent en très grande difficulté à cause
des pressions israéliennes mais surtout des sanctions américaines.
Sans parler du Coronavirus qui aggrave grandement la situation.
Certes les Russes ont toujours besoin des Iraniens en Syrie comme
dans toute la région, mais plus que jamais, c’est la Perse qui a
désormais besoin de la Russie et cette dernière le sait
pertinemment !
-Idem
pour Istanbul dans un autre registre.
La Turquie demeure le plus gros caillou dans les chaussures des diplomates russes en Syrie. Toutefois, il est évident que les Russes s’attendait pertinemment à cela, même depuis leur « rabibochage » fin 2016 (à leur initiative) et leur dialogue depuis sur le conflit syrien avec les Turcs. L’histoire (près d’une vingtaine de conflits entre les Tsars et l’empire Ottoman en trois siècles !) leur a appris à se méfier de ce tout récent « partenaire », peu fiable et passé maître dans la fourberie ! En n’en pas douter, même si d’autres accrochages plus ou moins graves sont à prévoir, les Russes garderont sûrement leur sang-froid. Ils éviteront le plus possible une riposte directe sur les troupes turques afin de garder ouverte la porte des négociations, comme on l’a vu dernièrement à Idleb, tout en ignorant les menaces turques et en poursuivant leurs campagnes massives de bombardements sur la dernière poche des islamistes. Quoi qu’il en soit, même si Erdogan fanfaronne, il faut savoir qu’il est en grande faiblesse (en interne comme à l’extérieur) et les Russes en position de force. Finalement, ne perdons pas de vue qu’Erdogan est en mode swindle. Aux échecs, le swindle (de l’anglais arnaque, escroquerie) consiste à tenter de renverser une position ou une partie perdue d’avance, en jouant le tout pour le tout et en essayant de tendre des pièges ou en misant sur des coups inattendus. Cette tactique peut parfois perturber de jeunes joueurs débutants. Il est fort peu probable qu’elle fonctionne avec les Russes !
-Idem pour la Libye …
La Libye est le symbole de la fracture intra-sunnite actuelle dans le monde arabe. D’un côté vous avez le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj à Tripoli, soutenu par les Frères musulmans libyens, appuyé par la Turquie et le Qatar. De l’autre, le maréchal Haftar, qui a repris 90 % du territoire libyen est qui est soutenue par l’axe contre-révolutionnaire composé par l’Egypte de Sissi, les E.A.U de MBZ et l’Arabie saoudite de MBS. Moscou est clairement, dans le cadre de sa politique de lutte contre l’islam politique et le terrorisme islamiste dans la région, sur la même longueur d’onde que Le Caire et Riyad. De fait, les Russes continueront fortement à soutenir Haftar ou éventuellement un de ses lieutenants afin d’écraser tout adversaire lié de près ou de loin aux Frères musulmans…
–
On souligne à raison les liens historiques entre Washington et
Tel-Aviv, on oublie souvent qu’à la chute du mur, des centaines de
milliers de Juifs d’ex URSS ont fait leur Aliyah. Aujourd’hui,
une grande partie de la population israelienne est d’origine russe,
notamment chez les colons. Si le rapport à la Russie est
essentiellement linguistique, les liens entre les deux pays ont
longtemps été tendus. Au vu du nouveau poids dans la région, les
relations se sont-elles réchauffées ?
En
dépit de certains épisodes de « froideur » dans les relations
entre la Russie et Israël, les rapports russo-israéliens sont
beaucoup plus profonds qu’on ne le croit…
À
partir de septembre 2015 et le début de l’intervention russe en
Syrie et jusqu’à aujourd’hui, les généraux israéliens et
russes se consultent régulièrement voire quasi quotidiennement.
Israéliens et Russes ont même mis en place un mécanisme de
« déconfliction » afin d’éviter les accrochages entre leurs
armées en Syrie. Par
ailleurs, on ne compte plus les déplacements du Premier ministre
Netanyahou à Moscou. C’est aussi la raison pour laquelle, depuis
le début de la crise syrienne, Israël a pu frapper, en toute
impunité et avec l’accord tacite russe, plus de 200 fois les
forces iraniennes et du Hezbollah présentes sur le territoire
syrien…
Et
puis, nombre d’observateurs sous-estiment naïvement les rapports
entre l’État hébreu et Moscou. Car, encore une fois, ils sont
beaucoup plus profonds et solides qu’il n’y paraît. Et très
anciens !
En
effet, depuis le début des années 2000 et l’entrée en fonction
de Vladimir Poutine (premier chef d’État russe à avoir effectué
une visite officielle en Israël en 2005), les relations
diplomatiques et surtout commerciales entre Israël et la Russie
n’ont cessé de se développer : plus de la moitié des
importations israéliennes proviennent de Russie, matières premières
contre produits de haute technologie, explosion du tourisme dans les
deux sens, coopération spatiale (mises en orbite de satellites
israéliens par l’agence spatiale russe), vente par Israël
d’armements sophistiqués (systèmes radars, drones)…
De 12
millions de dollars en 1991, les échanges commerciaux sont passés à
2,5 milliards de dollars en 2017.
Dans ces liens économiques et commerciaux très importants entre les deux pays, la grande communauté d’Israéliens originaires de Russie (plus d’un million d’individus, soit 20 % de la population totale israélienne), très représentée parmi les élites tant politiques qu’économiques, y est d’ailleurs pour beaucoup. Le président russe y est aussi très populaire et les députés de la Knesset issus de cette communauté, ainsi que les médias israéliens russophones (plusieurs chaînes TV « russes »), sont des soutiens essentiels pour tout homme politique israélien qui se respecte. Par ailleurs, la forte coopération militaire, technologique et dans le renseignement entre Moscou et Jérusalem n’a fait que s’intensifier depuis ces dernières années.
Actuellement,
la suprématie militaire et conventionnelle israélienne, sur toutes
les forces arabes ou régionales, reste plus que jamais indéniable.
Grâce à sa puissance de feu et sa supériorité technologique, mais
aussi dans le renseignement high-tech
comme humain, que cela nous plaise ou non, l’État hébreu est LE
pivot stratégique du Moyen-Orient. Maîtres du pragmatisme, les
Russes en sont très bien conscients. Lorsqu’on arrive dans une
cour d’école, on ne se met pas à dos le petit « caïd » aux
gros bras, on s’en sert !
Assurément
donc, en dépit de ce qu’espèrent certains, les relations entre
Israël et la Russie semblent donc avoir encore de beaux jours devant
elles…
-Quel
est le but global des Russes en mer Méditerranée ? Jusqu’où
peuvent-ils s’arrêter ?Quelle peut-être la réaction des
Occidentaux ? En ont-ils les moyens ?
Depuis
2011 et l’intervention libyenne où ils se sont sentis floués, les
Russes ont pratiquement fait un sans-faute ! En relations
internationales, c’est assez rare ! En effet, jusqu’ici, en
toute objectivité, force est de reconnaître qu’ils ont fait
montre d’une incontestable virtuosité dans leur partition. Or,
même les plus grands musiciens ne sont jamais à l’abri d’une
fausse note et la route vers une pax
russica
dans la région peut-être encore semée de nombreuses embûches…
D’ailleurs, la logique mathématique voudrait qu’après cette
longue période sans erreurs, un premier faux-pas est obligatoirement
inévitable.
En
attendant, la Russie a réussi à reprendre pied dans une région
dont elle avait été écartée. Elle est même devenue
incontournable et le véritable « juge de paix » vers qui
tous les acteurs importants de la région se tournent à présent
comme les Iraniens, les Turques, les Egyptiens, les Israéliens et
même les Saoudiens…
Les
Européens, eux, sont hors-jeu et il y aura sûrement une sorte de
« Yalta régional » avec l’Amérique de Trump qui
souhaite par ailleurs se désengager progressivement de la zone. Si
la pandémie du Covid-19 ne vient pas tout chambouler…
Le
problème, et de taille, pour Moscou, c’est la reconstruction de la
Syrie et le développement économique de cette région en général
(dont les Russes sont peut-être les seuls à vouloir la stabilité).
Or, même si ce pays dispose d’atouts non négligeables comme sa
superficie et ses innombrables et extraordinaires ressources
naturelles encore inexploitées en Sibérie, la Russie n’est pas
encore en mesure, à elle seule, de subvenir à toutes les demandes
et les besoins financiers de la région (Elle est 12e dans le
classement des pays selon leur PIB, derrière l’Italie…).
En
définitive, si la Fédération possède près de 2 500 km de
frontières avec l’islam, c’est aussi, comme je l’ai dit plus
haut, l’évolution identitaire même des musulmans de Russie qui
préoccupe le Kremlin. Eviter la fragmentation sociale et préserver
la paix de l’une des plus anciennes sociétés multiculturelles de
la planète seront le principal défi de Moscou dans les décennies à
venir.
Quoi
qu’il en soit, grâce à sa politique de puissance décomplexée au
Moyen-Orient, imperméable aux rivalités internes de la région,
Poutine parle à tout le monde et son message est clair :
« Gérez vos pays comme bon vous semble, mais nous ne voulons pas
d’islamistes, “modérés” ou pas, au pouvoir ; en échange et
en cas de besoin, vous pourrez toujours compter sur notre fidélité
et notre soutien ! »
Ceci
n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, et tous les
nouveaux (et futurs) autocrates arabes (le Président Sissi, le
maréchal Haftar en Libye, les militaires algériens et même le
prince Mohamed Ben Salman [MBS] à Riyad…), mais également la
grande majorité des opinions arabes, ont tous à présent des yeux
de Chimène pour le « Tsar » Poutine, ce dernier ayant démontré
avec Assad, qu’il était un allié fiable, solide et sérieux…
Un employé du ministère de la Santé désinfectant une rue désertée de Rabat le 22 mars 2020 dans le cadre des strictes mesures décrétées pour lutter contre la propagation du nouveau coronavirus / AFP
La
vidéo a fait le tour de youtube. On voit un gendarme marocain au
physique de lutteur mettre une gilfe d’Obélix a un sujet du Roi
n’ayant pas respecté le couvre-feu en cette période de
confinement obligatoire causé par le fameux Coronavirus. Un hommage
à Uderzo.
Contrairement aux propos surréalistes du gouvernement français en janvier, qui rappelle le nuage de Tchernobyl, un virus, cela passe les frontières. Même la mer. La peste noire était arrivée par le port de Marseille, le virus du pangolin par les aéroports. Question d’époque. Et les pays du Maghreb n’échappent pas à ce drame mondial. Ils font donc avec les moyens du bord, faute de moyens techniques et d’ un véritable exode médical. Selon l’Ordre des médecins, près de 20 000 médecins maghrébins travaillent en France soit un tiers des médecins étrangers : 25 % sont nés en Algérie, 11 % au Maroc et 7 % en Tunisie.
Au
royaume chérifien, on a pris les choses très au sérieux.
Rapidement. Et on ne rigole pas avec les ordres du Roi. Le territoire
est extrêmement inégalitaire en terme de services hospitaliers,
particulièrement dans les zones rurales et montagneuses, tout comme
le nombre de médecins. Très peu de lits de réanimations, peu de
kits pour les test etc. On s’en remet donc à la discipline et à
la solidarité nationale.
Le confinement obligatoire est respectée. La population fait jusqu’à présent preuve de civisme. Les lieux publics sont interdits et une loi a été votée au parlement pour pénaliser ceux qui ne le respecteraient pas. Les seuls qui comme d’habitude se firent remarquer sont des groupes d’islamistes qui ont organisés à Tanger et à Fès des rassemblements il y a quelques jours pour contester la fermeture de mosquées. Mais ils ont rapidement été mis au pas. Comme je l’avais rappelé précédemment dans mes billets, Rabat contrôle ces groupes avec une main de fer depuis les attentats de Casablanca.
Afin d’éviter une catastrophe économique et une situation à l’iranienne ou à l’italienne, le roi a créé le 15 mars un Fond spécial pour la gestion de la pandémie du coronavirus. Le décret relatif à sa création a été publié au Bulletin officiel le 17 mars. Doté de 10 milliards de fond, il doit servir à la « mise en niveau du système de santé afin de contenir la pandémie, mais aussi au soutien à l’économie nationale, la sauvegarde de l’emploi et la réduction de l’impact social occasionné par cette situation ». Un grand élan de solidarité s’organise dans un pays où 345 cas ont été diagnostiqués et 25 personnes décédées. Les ministres et parlementaires font don d’un mois de salaire au profit du fond contre le coronavirus.
Et plusieurs milliardaires ont fait d’importants dons de leurs propres poches comme le ministre de l’agriculture Aziz Akhannouch, première fortune du pays, ou celui de l’industrie, le richissime Moulay Hafid Elalamy avec un chèque de 200 millions de dirhams. Le groupe OCP, premier groupe de phosphate du royaume, a fait un don de 3 milliards de dirhams.
Le Maroc n’est pas le « Pérou » mais bel et bien la puissance montante dans la région et sa stabilité lui permet d’avoir pour le moment une réaction rapide au problème tout en se reposant une solidarité ancestrale pour pallier les problèmes structurels du pays.
En Algérie, ce n’est pas le même topo. Longtemps l’Algérie a eu une médecine performante. Les gouvernements de Ben Bella, de Boumédienne et consort eurent à coeur de développer une médecine efficace sur l’ensemble du territoire. A partir de 1962, des coopérants français, dont certains issus des Réseaux Jeanson, des Bulgares et les éternels justiciers cubains, que l’on retrouve aujourd’hui en Italie, avaient formé des générations de médecins compétents. Les années 80 furent un tournant. Les effectifs se sont amenuisés et nombre de médecins ont fuit en France le Front Islamiste du Salut. Tout le monde se rappelle la présence de l’ancien président Bouteflika, francophobe à Alger dont les médecins pratiquaient à Paris et Grenoble. Ajouté à ce déficit, les problèmes politiques bien sûr. Alger se montre incapable, pour le moment, d’être clair dans ces consignes. Tebboune peut cyniquement remercier le virus d’avoir éviter un énième Hirak qui conteste toujours la constitution comme son élection. La population est pour le moment en alerte. Seules les Wilayas de Blida où des corps ont été trouvés, et d’Alger sont sous couvre-feu de 19 heures à 7 heures. Confinement partiel puisque les métiers sensibles sont autorisés. Mais les wilayas de Batna, Tizi-Ouzou, Sétif, Tipasa, Constantine, Médéa, El Oued Boumerdès et Oran sont déjà d’ores déjà en voie de confinement. La nuit peut être folle à Alger mais tout le monde s’attend à un confinement général. Seulement, personne ne sait quand. Le gouvernement a peu de marge de manoeuvre. Avec des journalistes d’opposition encore en prison, la transparence n’est pas établie. Officiellement, au 28 mars il y aurait 454 malades pour 29 morts. Officieusement, personne ne sait. Tout le monde prie dans toute l’Algérie pour que les choses n’empire davantage, car les drames se sont suffisamment empilés depuis trop d’années.
La Tunisie est confinée. Comme au Maroc, un plan d’aide en urgence a été voté. Dans un pays toujours en rémission au niveau politique comme économique, le virus tombe vraiment mal. Le 21 mars, le Premier ministre Elyes Fakhfakh a voté une enveloppe de 800 millions d’euros a été décidée afin de protéger un minimum les entrprises et les chômeurs. 500 millions de dinars (environ 158 millions d’euros) vont être consacrés aux personnes mises au chômage technique et au plus plus démunis estimées à 285 000 familles. Seulement dans un pays où 40 % de l’économie est informelle, beaucoup de Tunisiens sont dans le doute, peuvent-ils bénéficier de cette aide. Les artisans, essentiels à l’économie du pays, mais ne payant pas de charge vont être exempts de cette aide. Pas sûr, que les anciens étudiants, fer de lance du Printemps arabe et qui ont soutenu majoritairement l’actuel président, soient compris dans le lot puisqu’ils bénéficient pour un grand nombre de contrats partiels et à mi-temps. Idem pour le secteur touristique. C’est le flou artistique à Tunis. Les mesures ont été prises très rapidement sans contour réel et surtout aucune visibilité à moyen terme. Qui va payer l’aide ? On parle d’une demande au Fonds Monétaire Internationals, mais encore faut-il le pouvoir. Et les donateurs se font rares…
Quel
est l’impact sur l’économie ? L’ancien ministre de
l’Industrie estime que sortie de la crise la Tunisie aurait perdu 5
points de son PIB et 1,6 au mieux mais là encore, Tunis est dans le
brouillard.
Le Maghreb s’adapte aujourd’hui à cette situation comme partout en Europe. Comme il le peut. Plus simplement parfois et c’est un comble vu les différences de développement des deux rives de la Méditerranée. Mais la situation politique et institutionnelle reflète les différences de gestion dans ces pays et on ne parle même pas de la Libye. L’Egypte prend de son côté progressivement des mesures drastiques.
Jusqu ’où ira-t-on ? Dieu seul le sait (si tant est qu’il existe) mais une chose est sûre : les conséquences peuvent être graves, plus graves que prévues. Et certains pourraient encore en profiter.
Intervention au Musée des Invalides pour l’association « Les Compagnons du 8 novembre 1942 », le 25 novembre 2019.
La chapelle de Santa Cruz à Oran (Photographie personnelle)
La présence des Espagnols en Algérie commence
sur un souvenir d’adolescence. Tous les jours je descendais un
boulevard de ma ville d’origine, Villefranche sur Saône, pour
aller au lycée. en croisant la plaque d’un homonyme :
Dominique Garcia. C’était la plaque d’un Algérien comme m’avait
dit ma grand-mère, mort en 1944 durant la libération, quelques
semaines après avoir débarqué en Provence dans les rangs de
l’Armée d’Afrique. D’autres Pieds-noirs « espagnols de cette
génération ont fait rayonner la France dans le monde, à leur
manière. Albert Camus, Marcel Cerdan, Emmanuel Roblès tous issus de
cette émigration souvent oubliée de l’historiographie officielle.
Il m’apparaissait fondamental dans ce colloque de rappeler et de
comprendre le destin d’hommes en pleine force de l’âge amenés à
croiser à partir de la fin de la guerre d’Espagne, leurs cousins
éloignés, vétéran de l’Armée républicaine pour libérer la
France.
L’Histoire et ses méandres.
La présence en Algérie des Espagnols est très ancienne, notamment
dans l’ouest du territoire. Fernand Braudel avait écrit un ouvrage
sur « les Espagnols en Berbérie » rappelant les liens ancestraux
que ceux-ci entretiennent avec ce territoire.
Oran apparaît comme un véritable îlot
ibérique en pleine Algérie française. Sans remonter aux marins
andalous qui accostaient sur ses côtes au IXème siècle, la ville a
été une possession espagnole pendant près de trois siècles de
1509 à 1792. De la moitié du XIXème siècle jusqu’à la fin des
années 20, l’émigration espagnole est constante et devient
rapidement la première communauté étrangère chez les Européens,
à Oran et les villes environnantes comme Mostagadem ou Sidi Bel
Abbès et dans une moindre mesure à Alger. La majorité de cette
population est originaire des Baléares, du Levant et, à une moindre
mesure, d’Andalousie, notamment de la ville d’Almeria.
En
1881, on estime, selon l’historien
Pierre Darmon, à 114 320 le nombre d’Espagnols (essentiellement
des Levantins de Murcia ou de Valencia).
Au début ouvriers agricoles, beaucoup vont par la suite se
spécialiser comme maçons,
boulangers ou comme
dockers. La
majorité vit dans des quartiers miséreux de Bab-el Oued ou Belcourt
à Alger.
Si une petite élite commerçante émerge, il faut attendre une ou
deux générations pour voir émerger des instituteurs ou des
pharmaciens de cette communauté. L’historien espagnol
Juan Bautista Vila écrit au sujet des
immigrés Espagnols,
«
pépinière de main-d’œuvre » dont la France avait besoin pour
construire l’Algérie : « Pendant
la conquête et jusqu’au début du XXe
siècle, la réticence massive de la population autochtone à
collaborer avec l’occupant européen a rendu indispensable le
recours à une main d’œuvre importée».
Enfin et surtout, autre disposition essentielle de cette période
charnière dans l’histoire de l’Algérie française,
l’application aux Européens de la loi du 26 juin 1889 sur le droit
du sol, aurait créé sur tout le
territoire plus de 150.000 Français en moins de 30 ans. Un faubourg
comme Babel-Oued (Alger) voit ainsi sa population de nationalité
Espagnole passer en 25 ans de majorité (54 %) à minorité (36 %),
entre 1876 et 1901. Idem
en 1927, avec le décret favorisant la naturalisation des enfants
d’Espagnols pour combler une démographie française marquée par
la Grande guerre. Ces Espagnols s’emploieront en particulier dans
l’industrie du bâtiment, comme ouvriers agricoles ou comme
boulangers. L’exemple
parfait de cette intégration est Joseph Begarra. Petit-fils
d’émigrés espagnols : il est repéré par son instituteur et
parvient à faire
l’Ecole normale à Alger, symbole
d’une méritocratie républicaine dont l’école est le pilier.
Les
années 30, les années de tension :
En 1932, la Fédération d’Oran lui confia la tâche de relever Le
Semeur, l’hebdomadaire fédéral, dont la gestion était
déficitaire. L’Oranie comptait une douzaine de sections, celles de
Tlemcen et de Sidi-Bel-Abbès étant les plus importantes. Très
vite, le journal fut remis à flot et tira à 2 ou 3 000 exemplaires.
À Oran, il se vendait à la criée, malgré l’opposition du noyau
de militants communistes regroupés autour de Torrecillas, très
populaire sur le port et dans le vieil Oran.
En 1935, Joseph Bégarra devint secrétaire fédéral-adjoint, chargé
de l’administration, il le demeura jusqu’à la guerre. Il avait
gagné suffisamment d’influence à la Fédération pour obtenir de
créer une section à Aïn-el-Turck, contre l’avis d’Henri
Bertrand, son directeur d’école, secrétaire d’Oranie du
Syndicat National des Instituteurs. En mai 1936, Oran élisait député
Marius Dubois, secrétaire fédéral, le seul député de la SFIO élu
outremer avec Marcel Régis, élu député à Alger. Certes, la
victoire n’avait été remportée que grâce au maintien, au second
tour, de l’abbé Lambert, maire d’Oran, aventurier populiste, et
populaire, que la Droite traditionnelle exécrait au point de voter
pour le candidat Croix-de-Feu. Minoritaires à Oran, les forces de
gauche se resserrèrent autour d’une SFIO très combative, très
rouge, très proche par nécessité des communistes, appuyée par les
Juifs et par les Musulmans. En face, les Droites s’étaient
rassemblées autour de l’abbé Lambert qui portait au revers de sa
soutane l’insigne du PPF. Le patronat oranais les subventionnait
largement, car les grandes grèves de juin 1936 avaient été très
dures à Oran, où le PC organisait les piquets de grèves tandis que
les instituteurs du SNI rédigeaient les cahiers de revendications.
La majorité des militants comme des « gros bras » sont
des Espagnols, notamment recrutés dans les docks.
De 1936 à 1938, Oran fut, plus encore que Marseille, la ville
française où les affrontements politiques étaient les plus
violents, les plus meurtriers. Le Préfet décrivait la ville au bord
de la guerre civile. Marius Dubois étant député à Paris, et Henri
Bertrand étant absorbé par la direction de l’UD-CGT d’Oran,
Joseph Bégarra fut de fait secrétaire fédéral. Il enseignait à
présent à Oran, dans le quartier de Saint-Eugène.
Il était d’autant plus écouté qu’il s’exprimait couramment
en espagnol valencien, et en arabe oranais. Qu’il soit lieutenant
d’artillerie (du cadre de réserve) ajoutait encore à son
prestige. Se répandait alors au Parti communiste algérien la
boutade selon laquelle « un petit-bourgeois social-démocrate d’Oran
est plus révolutionnaire qu’un ouvrier communiste d’Alger ».
La guerre d’Espagne, le début des hostilités
La tension était encore plus forte, depuis qu’en juillet 1936
l’Espagne était en proie à la guerre civile. L’abbé Lambert
avait des relations étroites avec les franquistes, dont les
victoires étaient fêtées par les beaux-quartiers d’Oran qui
pavoisaient à leurs couleurs. Mais le petit peuple espagnol d’Oranie
était passionnément républicain. Joseph Bégarra à la mi-août
1936 gagna Alicante, où il dirigea une formation accélérée
d’artilleurs dans un camp de l’armée républicaine. Il y
consacra à nouveau ses vacances de l’été 1937. Malgré la menace
d’être suspendus, Joseph Bégarra et sa femme étaient du petit
nombre d’instituteurs qui firent grève le 30 novembre 1938.
Parallèlement à la
vie quotidienne en Algérie, la
Retirada arrive en
France. Plus 500 000 réfugiés passent
les Pyrénées mais également les côtes algériennes fuyant
l’arrivée des troupes de Franco. Le tout dans des conditions
misérables et tragiques. Le
29 mars 1939, le bateau « le Stanbrook » dirigé par un Gallois
Dickson quitte le port d’Alicante avec 2638 personnes entassés
dans les cales jusqu’au pont. Les autorités françaises, et
républicaines, refusent l’arrivée sur le port du bateau. Ils
prétextent qu’un millier de personnes n’est
pas enregistré sur les registres d’émigration du port. Devant les
problèmes sanitaires déplorables, 600 personnes, femmes et enfants
sont autorisés à arriver sur terre ferme. Pour les autres,
essentiellement des combattants, l’enfermement commence à
destination des 9 camps existant en Algérie tels que Colomb-Béchard
dans le sud oranais ou le Camps Morand à Boghar dans l’Algérois
que nous aborderons plus tard avec un autre intervenant. Parmi les
réfugiés, on retrouve un homme appelé à un destin hors du commun,
Amado Granell dont j’ai écrit une
biographie plusieurs fois traduite.
En septembre 1939, mobilisé, Begarra fut envoyé dans une batterie
de 105 long sur la ligne Mareth, dans le sud tunisien, face aux
forces italiennes de Libye. Avant la fin juin 1940, par le «
téléphone arabe » le contenu de l’appel du 18 juin 1940 parvint
à sa batterie. Le capitaine, juif d’Oran, et les six lieutenants,
instructeurs, calculaient comment rejoindre le général De Gaulle à
Londres et reprendre le combat. Mais l’annonce du désastre de Mers
El-Kébir, début juillet, dressa les soldats contre les Anglais.
Les
Espagnols, sous l’Occupation, survivre et s’engager sous Vichy
A Oran, parallèlement à une résistance
gaulliste dirigée par Roger Carcassonne
et aux activités du consul américain Murphy, les réfugiés
anti-franquistes se réunissent clandestinement dans des cafés tenus
par des Espagnols. Sociologiquement, en comparaison à l’émigration
en France, ce sont les dignitaires de la IIème République qui sont
sur place : des officiers de l’armée, des hommes politiques de 1er
plan, des ingénieurs etc. Le Grand Orient d’Espagnol qui comptait
6 frères sur 11 dans le gouvernement de la République se réunit
avec ces Frères Français. Idem pour les membres du PSOE qui se
retrouvent
chez un ancien député socialiste Salvador Garcia Munoz. Cet ancien
médecin devenu tailleur est un rouage essentiel chez les réfugiés
à qui il
fournit des papiers administratifs. Les cercles s’organisent. Les
réfugiés tentent pendant une année ou deux de survivre. Le climat
en Algérie se raidit. La population européenne est farouchement
maréchaliste. La police de Vichy est impitoyable et le camp de
Djelfa accueille beaucoup d’anarchistes.
La majorité des Européens d’Algérie
subissent de plein fouet la crise. Peu ont des enfants prisonniers et
la vie continue tant bien que mal dans ce
contexte.
Le réseau de résistance auquel participa Joseph Bégarra en
1940-1942 n’avait pas de contact direct avec Londres. Il se
limitait à la transmission de maigres renseignements et était en
rapport avec certains militants communistes clandestins pour échange
d’informations. À Oran, la répression politique vichyste
s’accélère. Les anarchistes sont les premiers touchés. Peu de
mesures d’internement en camps, en dehors de militants ou de
sympathisants actifs du Parti communiste, les seuls dont
l’organisation clandestine ait entretenu une campagne sporadique de
tracts et d’inscriptions murales. Mais les mesures de
révocations furent nombreuses, contre les francs-maçons
notamment. Dans les petites villes et les villages, guidés par les
haines de clocher, l’internement frappa les socialistes aussi.
Avec l’Opération
Torch, les choses basculent. Dans la confusion des combats qui
ont opposé l’Armée d’Afrique aux Anglais et aux Américains, le
8 novembre 1942, Joseph
Bégarra parvint à éviter de rejoindre son régiment qui eut
plusieurs dizaines de morts. Comme nous avons pu le voir, la
résistance, bien que sporadique, joue son rôle contre des éléments
vichystes déterminés à ne pas lâcher leur pré-carré.
Amado Granell semble avoir été courant du débarquement bien avant.
C’est un des rares Républicains à avoir joué un rôle lors du
débarquement. Comment l’a-t-il su ? La question est peu claire.
Peut-être via Duran, son ancien officier supérieur en Espagne
devenu Consul américain à Cuba. Toujours est-il que la population
européenne fête les Américains comme de véritables libérateurs.
Ces derniers n’arrivent pas en territoire inconnu. L’OSS et les
services diplomatiques ont bien préparé le débarquement et
connaissent la population.
« J’étais en train de pêcher avec mon père, sur la plage des
Pêcheurs, à 20 kilomètres d’Oran quand on a vu arriver des
bateaux et vu débarquer une grande quantité de soldats. Mon père a
eu très peur. On a d’abord cru que c’étaient des soldats
allemands ou des troupes de Franco, il m’avait semblé entendre
parler espagnol, et on s’était caché derrière des dunes. En
voyant leurs uniformes, et un drapeau avec des étoiles, comme ceux
que je voyais dans les films de cow-boys, on s’est vite rendus
compte qu’ils étaient américains mais ils devaient être du Texas
ou de Californie parce qu’ils parlaient espagnols. Comme les
habitants de la région d’Oran étaient d’origine espagnole, les
Américains avaient envoyé un corps expéditionnaire hispanique
dirigé par le colonel Ramirez. »
Le témoin de cette scène se nomme Daniel Hernandez. Il est né le 6
janvier 1924 à Almeria dans une famille de pêcheurs. Poussé par la
misère, il émigre avec sa famille en 1930 d’abord Alger puis à
Oran où la famille vit, comme nombre d’Espagnols, dans des
conditions très difficiles. Immédiatement, Hernandez, âgé de de
18 ans, sert de guide aux Américains jusqu’à un village où était
stationnées des batteries de guerre de la 64ème artillerie d’Oran
dont il connaissait le lieutenant, vendeur de poisson. Il fait
l’intermédiaire et aucun coup de feu n’est tiré. Immédiatement,
il s’engage dans un bataillon d’Infanterie américain pour
combattre quelques semaines plus tard en Tunisie contre Rommel.
Quelle est la réaction des Républicains Espagnols face au
débarquement? Depuis plusieurs jours, une rumeur circule qu’un
débarquement va arriver. Les réfugiés espagnols sont fous de joie
et beaucoup veulent reprendre du service pour libérer l’Europe
avec l’espoir de renverser Franco. Sur Oran, Granell semble avoir
pris part à la résistance quelques temps auparavant. Comment a-t-il
su l’existence de ce débarquement ?
Les
Espagnols au combat, les Républicains pour de Gaulle et les
Pieds-Noirs pour Giraud
Drapeau des Corps Francs d’Afrique (Droits réservés)
Les nouvelles autorités françaises, appuyées par les Américains
décident de créer les Corps Francs d’Afrique dans le but de
participer aux côtés des Alliés à la libération du territoire
national. Les Corps Francs se sont formés au Maroc alors protectorat
français le 25 novembre 1942 sur demande du général Giraud. Les
Américains soutiennent ce général évadé d’une prison allemande
pour faire barrage au général De Gaulle. Rapidement mis en place,
malgré les réticences d’une armée plus vichyste que jamais. Les
volontaires sont très nombreux : gaullistes, giraudistes, Européens
d’Algérie dont nombre de Juifs et d’Ibériques et beaucoup de
Républicains dont Granell. Ces unités sont rapidement formées afin
de combattre la mythique Afrika corps dirigée par le général
Rommel.
Les Corps Francs sont dirigés par un vétéran de la Grande guerre,
le général de brigade Joseph de Goislambert de Montsabert. Un
nombre très important de Républicains espagnols s’engagent. Ils
se retrouvent en majorité dans le 3ème Bataillon. Deux compagnies
sont touchées : la 3ème dirigée par un Espagnol, l’Amiral Miguel
Buiza, ancien officier de la Légion Etrangère et la 9ème, dirigée
par Joseph Putz, un Vétéran de la Grande guerre et des Brigades
internationales. Ces deux hommes vont recruter directement dans les
cercles espagnols. Amado Granell apprend la présence de Joseph Putz
.Le 25 novembre, il
s’engage avec ses
papiers militaires espagnols.
Ils vont côtoyer d’autres Républicains espagnols engagés depuis
le début de la guerre dans la Légion étrangère où ils
représentent la première nationalité étrangère, soit 28 % des
effectifs. Le 3ème Régiment étranger d’Infanterie qui s’est
notamment illustré à Bir Hakeim est composé en très grande
majorité de réfugiés.
Les Granell, Hernandez, Begarra ou Buiza connaissent des chemins
différents au service de la France Libre. A partir de 1943, après
la prise de Bizerte, on demande aux hommes de choisir entre les
troupes de Leclerc et ceux de De Lattre, les Républicains des Corps
Francs d’Afrique rejoignent majoritairement la 2ème division de
Leclerc et en particulier la fameuse «
Nueve » où Granell joue un rôle stratégique. Il recrute
directement les Hernandez, Campos, Fabregas qui quittent leur
régiment pour suivre le Valencien. Cette unité où le castillan
domine en même temps que le drapeau républicain côtoie celui de la
France Libre est un véritable paradoxe dans les rangs d’une armée
française en reconstruction et en manque de reconnaissance. Ces
apatrides appartiennent tout simplement à l’avant-garde de la 2ème
DB où ces Rouges seront à la fois craints et profondément
respectés. Les Pieds-noirs espagnols sont moins soupçonneux et un
grand nombre se retrouvent dans l’Armée d’Afrique dirigé par
des officiers gaullistes ou giraudistes. Le sous-officier Lucien
Camus, frère d’Albert, dirigeant au mouvement « Combat »
et fils de Catherine Sintès de Minorque ou Emmanuel Roblès,
officier interprète et correspondant de guerre, en font partis.
Begarra comme des milliers de ses compatriotes Oranais ou Algérois
combat. L’ancien résistant rejoint son régiment fin novembre 1942
pour la Tunisie où il se battit jusqu’en mai 1943 contre les
troupes de l’Axe.
Bilan et reconnaissance
Le sergent-chef Etelvino Pérez,
Compagnon de la Libération.
Les taux de mobilisation des Européens
d’Afrique du Nord en 1944/1945, entre 16 et 17 % de la population
active, dépassent en effet les plus forts taux de mobilisation de la
Première Guerre mondiale.
En tout, il y aura 170.000 hommes mobilisés,
dont 120.000 pour la seule Algérie. Il n’y a qu’à
remonter la vallée du Rhône et franchir les Vosges pour regarder
les patronymes ibériques sur les plaques. Le 15 août 1944, Begarra
débarqua avec sa batterie en Provence, dans les rangs de la 2°
Division d’infanterie de montagne, participa à la libération de
l’Alsace et passa le Rhin en mars 1945. Mais il termina la guerre
en Normandie, à l’instruction, le commandement de sa batterie
ayant été donné à un conseiller d’État affligé de la
francisque, en voie de réhabilitation.
Les Républicains de Leclerc partent en Normandie, entrent les
premiers dans Paris et protègent De Gaulle le 26 août sur les
Champs Élysées. Le lieutenant
Granell est le premier à percer les lignes allemandes pour être
reçu par les autorités de la Résistance à l’Hôtel de Ville.
C’est également lui qui ouvre le défilé du 26 août au moment où
le général De Gaulle
revient en chef de la France Libre victorieux à Paris.
Ceux de la légion et les Pieds-Noirs feront Monte Cassino, le
débarquement de Provence et libéreront avec l’aide des maquis
locaux la vallée du Rhône, les Vosges rejoints par la 2ème DB
venue de Paris en direction le Nid de l’Aigle.
Nombre important de ces combattants recevront la Croix de guerre, des
multitudes de citations. Granell sera décoré de la Légion
d’honneur en 1947 parallèlement à ses cinq citations sans
compter la Presidential Unit. Le légionnaire Etelvino Perez, vétéran
de Narvik et Bir Hakeim, meurt le 25 mai 1944 à San Giorgio. Il est
à ce jour le seul « Rouge espagnol » fait Compagnon de
la Libération, cette chevalerie gaulliste si forte de sens. Il fut
bien seul.
À l’automne 1945, Joseph Bégarra fut élu secrétaire fédéral,
lors du congrès de la Fédération d’Oran de la SFIO. La
Fédération compte alors 2 500 militants dont beaucoup d’Espagnols.
Car derrière le terme « Pied-noir » qui a pris un tâcheron très
politique avec la guerre d’Algérie, c’est toute la diversité
d’une communauté unie par un exode qui ne doit pas faire oublier
qu’aux côtés de leurs cousins arrivés en 1939 avec la guerre
d’Espagne, ces Ibères auront joué numériquement et militairement
un rôle prépondérant dans la défense de leur nouvelle Patrie qui
avait accueilli leurs parents et grands-parents avec parfois beaucoup
de mépris. On ne rappellera jamais assez ce sacrifice dans une
guerre de volontaires où l’esprit des guerilleros s’est
totalement incarné et sublimé.
En réalité, seul le Coranavirus semble avoir eu la peau, pour le moment de l’Hirak. Vendredi, pour la première fois depuis plus d’un an, la mobilisation n’aura pas lieu, afin d’éviter les risques. L’Asie, l’Europe, le Mexique tous semblaient avoir été touchés par ce désastre sanitaire. L’Afrique, par cette triste fatalité de l’histoire contemporaine, n’y échappe pas. Si on retourne au temporel, les raisons d’un énième rassemblement n’ont pas changé. Encore moins l’élection présidentielle. Au contraire, elle a consolidé ce mouvement civique et pacifique. L’ancien premier ministre Abdelmadjid Tebboune, âgé de 74 ans a bel et bien été élu au premier tour le 12 décembre 2019 avec 58,12 % des votes. Les opposants peuvent bien crier au scandale démocratique puisqu’ils ne se sont pas déplacés, mais force est de constater que leurs cris de colère, justifiés ou non, n’a pas eu l’écho contesté. 10 % de votants semblait être une mascarade selon eux, puisqu’ils n’avaient pas été voter comme pour prétendre que derrière leurs pas, c’était l’Algérie entière qui manifestait. Or c’est bel et bien 40 % des citoyens algériens qui se sont déplacés. Dans un pays où 20 millions d’habitants ont un compte Facebook sur 40 millions de personnes, le selfie avec un mégaphone et un drapeau comme pour un match des Fennecs n’est pas suffisant pour renverser un régime. Le virtuel n’est pas le réel.
Aujourd’hui
de plus en plus d’ouvrages sortent sur l’Hirak, par d’éminent
spécialiste du pays comme Benjamin Stora. Les travaux reposant sur
des données scientifiques, sont souvent tournés en sa faveur, afin
d’étudier ce mouvement, comprendre cette jeunesse et dézinguer
l’Etat
FLN et sa mythologie nationale. Ce récit, que nous connaissons
également chez nous, fait encore consensus dans une grande partie du
pays. Et comme la remise en question, où l’orgueil mal placé,
sont une
tradition locale, ni le pouvoir, ni l’opposition ne semble rebattre
ses cartes afin de gagner durablement la partie. Où faire gagner
l’intérêt du plus grand nombre.
Ce
que n’ont pas compris les partisans pacifiques de l’Hirak c’est
que leur pays reste un territoire rural, marqué encore par
la guerre civile. La population est attachée à son armée populaire
dont les soldats sont leurs fils et petits-fils et non des étudiants
en sciences humaines. Pasolini n’aurait pas dit mieux.
Le
pouvoir n’est pas parfait vu des douars. On connaît le népotisme,
les fraudes, le chômage des neveux partis en ville. On ne parle même
pas de la corruption. Mais lorsque l’on voit le bazar en Libye, au
Mali ou plus loin en Syrie, on préfère toujours ce régime
autoritaire à un régime libéral dans lesquels pourraient se
fourvoyer les islamistes ou un parti potiche, sous-fifre
des Français voir des Israeliens selon
le niveau de paranoia.
Tebboune
n’est pas l’homme providentiel. Pour personne. Mais on attend
qu’il rassure. Il reste le Préfet, qui ne sciera jamais la branche
qui l’a mise en place, à savoir l’Etat-parti FLN. Mais tel le
Wali, tel un maire de bled, il sait dire oui à tout le monde. Il
« entend » et « comprend » l’Hirak, il
salue « les femmes » en tête des cortèges mais il ne
change pas les structures du pouvoir pour autant. Un nombre important
de journalistes reste en prison. Les flics usent toujours de la
matraque.
Ne
disposant plus de minorités ethniques sous la main, il a mis une
dose plus forte de sociétale en augmentant le nombre de femmes au
gouvernement, afin de passer pour un homme d’ouverture et de
progrès. Le fameux « Je vous ai compris » avec un
appareil auditif déréglé.
L’opposition
partisane tente de se rassembler dans son auberge algéroise nommé
« Plate-forme politique de l’alternative démocratique »
mais aucun Ben Barka local n’a le charisme pour devenir le leader
demain. Ni le Michel
Debré pour écrire une vraie constitution digne de ce nom. Beaucoup
de cris et une terrible cacophonie.
Mais
personne n’est dupe, Tebboune n’a pas élu pour faire la
révolution mais pour consolider le pouvoir, éviter une
fragmentation de la nation. La Kabylie, d’habitude si bruyante est
restée au diapason. L’heure est grave dans la région et ce
n’est plus le moment d’entendre les jérémiades
de ces mômes devant la Grande Poste. D’autant que cette situation
repousse les investisseurs. Le cours du pétrole s’effondre, et ce
pays né sur des mines d’or (pétrole, gaz, céréales, vergers…)
devient progressivement un terrain miné. Les vraies
réformes se font attendre, cela devient urgent… L’économie
reste beaucoup trop dépendante du pétrole et les revenus sont
estimés à 20 milliards cette année contre 34 milliards
habituellement. Les réformes visant à diversifier des pans
entiers de
l’économie sont impératives.
Pour
couronner
le tout le plus grand pays d’Afrique est « mal entouré ».
Ce qui renforce sa paranoïa.
Et Tebboune doit encore et encore être très clair pour rassurer sa
population. Il tente de se montrer conciliant mais ferme au niveau
international.
Il a critiqué la position turque en Libye et a calmé le jeu avec
l’Ethiopie. Addis Abeba a exclu son ambassadeur après des heurts
contre une Egypte prétendument
alliée
d’Ager. (Sur la question des eaux du Nil, notre Uber reviendra dans
quelques semaines… promis). Le Mali est toujours au même point, la
Tunisie peut toujours s’enflammer.
Le président turc Erdogan s’adresse aux membres de son parti (AKP), Ankara, mars 2020. Auteurs : Burhan Ozbilici/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22437347_000002
Le président turc Erdogan lâche des réfugiés syriens sur les îles grecques pour pousser les Européens à le soutenir dans sa lutte contre l’armée syrienne à Idleb. Cette nouvelle crise des migrants va laisser des traces durables, notamment pour la Grèce qui doit gérer seule une crise migratoire sans l’appui des autres pays européens. Certes, Athènes en a l’habitude mais la solidarité européenne révèle ses limites. S’il fallait encore le démontrer, la diplomatie bruxelloise est une coquille vide incapable de peser sur Ankara.
Recep Tayyip Erdogan joue gros. Très gros. Il est loin le temps où le frère Erdogan, enfant des quartiers pauvres de Kasimpasa, régnait sur une nation en plein expansion économique avoisinant les 10% de croissance économique dans les années 2000. Loin aussi le temps où il régnait sur un parti tout-puissant dont l’islamisme se mâtinait de libéralisme économique, faisant de l’AKP un UDF ottoman aux yeux de certains observateurs. Puis le retour de quelques foulards dans les universités avait progressivement effrité cette image modérée.
Frustration ottomane
Aujourd’hui, la donne a littéralement changé. L’AKP a perdu les élections dans les deux plus grandes villes turques, Ankara et Istanbul. Plusieurs piliers du mouvement comme l’ancien président de la République Abdullah Gül ont quitté l’AKP pour créer de nouvelles formations. Et la situation économique de plus en plus grave menace son bilan.
L’AKP et la Turquie ont besoin d’un nouveau souffle. Erdogan joue la carte d’une politique étrangère agressive car il se sait en perte de vitesse à l’intérieur de l’Anatolie. On compense la récession comme on peut. En l’occurrence, le président turc se rêve à la fois en héraut d’un monde sunnite en manque de leader charismatique et en nouveau sultan ottoman. La nostalgie de l’Empire ottoman est très forte et dessine aujourd’hui la diplomatie turque. Les îles grecques, anciennes Dodécanèse, la Cyrénaïque, le Fezzan ou le pays de Cham sont effet de terres ottomanes perdues entre 1912 et 1920. Et aujourd’hui, cette frustration ressort.
Sur le front syrien, les radars médiatiques sont tournés vers Idleb. Les Turcs y appuient militairement une Armée syrienne libre noyautée par les anciens membres d’Al-Qaïda et autres groupuscules islamistes contre les troupes de Bachar Al-Assad soutenu au sol par les Iraniens, et dans les airs par les Russes.
Ankara intervient également en Libye. La presse française semble avoir oublié que ce pays est toujours en guerre. Que des migrants venus d’Afrique subsaharienne tentent toujours de rejoindre Lampedusa. Que le Sahara libyen abrite de plus en plus d’islamistes près à en découdre après le fiasco levantin.
Opération Libye
Or, les députés turcs ont voté le 2 janvier une motion permettant au président Recep Tayyip Erdogan d’envoyer des troupes en Libye pour soutenir le gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj, reconnu par l’ONU mais menacé par une offensive du maréchal KhalifaHaftar, l’homme fort de l’Est libyen, soutenu notamment par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Russie et l’Égypte. Officiellement, la Turquie intervient dans la région à la demande de Tripoli pour contrer le renfort de mercenaires russes soutenant les troupes d’Haftar. Le soutien militaire turc au gouvernement de Fayez al-Sarraj intervient après la signature, le 27 novembre dernier, d’un accord controversé entre Ankara et Tripoli qui prévoit une coopération renforcée en matière de sécurité entre les deux parties et la démarcation des frontières maritimes entre elles. Lors d’une session parlementaire extraordinaire, 325 députés turcs ont voté pour et 184 contre un texte qui donne à l’armée un mandat pour intervenir en Libye, valable pendant un an. Les principaux partis d’opposition se sont opposés au texte. A leurs yeux, une intervention en Libye pourrait déstabiliser la région et entraîner la Turquie dans une guerre coûteuse. Et l’opinion publique est de plus en plus soucieuse de la mort de ces soldats à l’étranger. Fini, le temps où l’opinion appuyait toute intervention au-delà des fr
Mais il n’est plus question de reculer. L’entraide turco-tripolitaine s’inscrit dans le cadre de la présence croissante d’Ankara en mer Méditerranée. La Turquie tente de contester l’influence de Moscou dans toute la région comme elle l’a fait en Syrie. Se dessine ainsi un affrontement clair entre une Russie soucieuse de défendre des régimes autoritaires et anti-islamistes et une Turquie soutien de partis islamistes sous paravent démocratique.
Ankara vs. Moscou
Démocrate-islamiste contre autoritarisme « laïc » ? Le prisme philosophico-théologique est bien entendu insuffisant. La Turquie a également une dent contre Le Caire, autre soutien d’Haftar. Les relations entre l’Égypte et Ankara sont très tendues depuis que l’armée a renversé le président islamiste Mohamed Morsi en 2013. Les raisons sont toujours plus profondes et le pétrole reste le nerf de la guerre. Il faut savoir que le Libye est le théâtre d’une course aux forages d’hydrocarbures avec la découverte d’importants gisements ces dernières années. En raison de l’accord maritime conclu en novembre 2019, qui étend considérablement son plateau continental, la Turquie a plus que jamais besoin du gouvernement libyen d’al-Sarraj pour faire valoir ses revendications en Méditerranée orientale face à la Grèce, Chypre et l’Egypte.
Mais Ankara tente également de contrer l’accord « Eastmed » entre la Grèce, Chypre et Israël. Ce pacte sert à sécuriser sur 1870 kilomètres l’approvisionnement énergétique de l’Europe face aux tentatives turques de contrôle de la Méditerranée orientale.
Après avoir accumulé les impairs au Proche-Orient, les Occidentaux ne semblent pas davantage comprendre la politique turque en mare nostrum.
« Un
Uber pour Tobrouk » vous présente à toutes et à tous ses
vœux de bonheur pour cette année 2020 avec l’espoir toujours
aussi grandissant de voir un monde toujours plus juste et en paix…
bien que cette nouvelle année ne semble pas débuter sous les
meilleurs auspices que ce soit en Iran, en Syrie, en Libye…
Je
remercie dans un premier temps tous les lecteurs qui m’ont été
fidèles cette première année pour mon blog et qui me soutiennent
dans un travail que je souhaite le plus clair, le plus concis et le
plus pédagogique possible. En historien, en politiste, en citoyen.
J’ouvre
cette année avec un nouveau format que je ferai régulièrement avec
des entretiens, principalement avec des intellectuels et des
observateurs des pays concernés.
Nous parlons aujourd’hui souvent à tord et à travers des problèmes liés à Iran, en Algérie et à la Libye ; ces problématiques je les avais bien entendu abordées l’année dernière et sur lesquels nous reviendrons, mais j’ai décidé d’ouvrir l’année 2020 avec un pays fondamental dans la région par la richesse de sa culture plurimillénaire comme par sa position stratégique, l’Egypte du Maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Cet enfant du Caire, officier de l’infanterie mécanisée passé par le renseignement militaire, est arrivé au pouvoir suite à un coup d’Etat le 3 juillet 2013 avant de démissionner en 2014 pour se représenter la même année. Réélu en 2018, le nouveau Président apparaît parfois comme un nouveau Moubarak ou un nouveau Sadate selon les observateurs, avisés ou non.
Fer
de lance des Printemps arabes de
2011,
pays le plus peuplé du monde dit arabo-musulman,
l’Egypte
veutredevenir
un acteur incontournable dans une région toujours aussi mouvementée.
J’ai
donc
posé
quelques questions à l’intellectuel égyptien Tewfik Aclimandos,
chercheur
associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au
Collège de France et spécialiste de l’histoire de l’Égypte.
Les
années 2000 ont été une période particulièrement meurtrière
pour la communauté copte, où de nombreux attentats ont touché une
communauté ancestrale dans le pays. Quel rapport entretient,
aujourd’hui, le nouveau pouvoir avec les Chrétiens en Egypte qui
représentent 6 % de la population ? Les actes de violence
semblent s’être apaisés mais le maréchal al-Sissi est-il
clairement soutenu par la communauté ?
Les rapports duPrésident avec la communauté copte sont excellents, et il est incontestable qu’il est le chef d’Etat le mieux disposé à l’égard de cette communauté que l’Egypte ait jamais eu. Après, la communauté est souvent indignée par le fait que la police ne les protège pas dans un ou deux gouvernorats où les incidents sont nombreux. Certains pensent que ladite police, ou que l’appareil d’Etat, sont des salafistes masqués, mais l’accusation est injuste.
Bien
sûr, au sein de la communauté, vous n’aurez pas une unanimité
totale sur l’appui au Président, beaucoup (des jeunes
révolutionnaires, ou au contraire certains hommes d’affaires), lui
en veulent pour une raison ou une autre, mais l’écrasante majorité
l’appuie. La communauté est, avec les femmes de plus de 40 ans, sa
clientèle la plus fidèle.
-Les
changements politiques ont souvent des impacts forts, parfois
négatifs sur les économies des pays concernés. On a vu par exemple
que le chômage des jeunes diplômés en Tunisie avait eu un impact
déterminant durant les dernières élections présidentielles. Des
grèves et des manifestations sont apparues
dernièrement dans le paysage politique. Quelle
est réellement la situation économique dans le pays ? Que
pensez-vous des réformes entreprises dans le pays par le pouvoir
exécutif ?
Les
grèves et les manifestations qui ont été relayées par certains
médias occidentaux n’apparaissent pas aussi importantes que cela,
la preuve étant le peu de vidéos défilant sur les réseaux sociaux
dont nous avons vu l’importance en 2011. Sur
l’économie, oui, on peut dire que l’économie égyptienne va mieux
que le pouvoir d’achat des égyptiens. Mais, à sa décharge,
al-Sissi a du adopter en catastrophe un plan de restructuration qui
aurait dû
être mis en route quarante ans avant. Il
faut voir l’ampleur du défi ou du problème: l’Egypte a entre 2 et
2,5 millions d’habitants en plus chaque année, et doit donc, pour
les vingt prochaines années créer, au minimum, entre un et deux
millions de nouveaux emplois par an. Donc elle a besoin de nouveaux
investissements en permanence, et ces derniers ne seront pas au
rendez vous si les finances de l’État ne sont pas en ordre,
condition nécessaire mais insuffisante.
On
peut critiquer les politiques économiques et on ne se prive pas de
le faire, mais on omet de montrer le revers positif de chaque mesure.
On peut par exemple trouver que ce régime s’appuie trop sur le BTP,
mais il faut dire aussi que celui-ci crée des centaines de milliers
d’emplois pour les plus pauvres. On peut estimer que la dette monte
beaucoup trop vite, mais il faut ajouter qu’elle reste encore à des
niveaux raisonnables et qu’en tout cas cette augmentation illustre ce
que je disais, le régime s’attaque à tous les dossiers.
–
L’Egypte souhaite garder une influence dans la région comme
l’atteste son officieux soutien aux troupes du Maréchal Haftar en
Libye mais quelles sont aujourd’hui ses relations avec Israël et les
États-Unis ? Quels sont également ses rapports avec la Russie,
nouvel acteur fort en Méditerranée orientale ?
L’Egypte
veut avoir de bonnes relations avec tout le monde, mais pas à
n’importe quel prix, bien sûr. Nous ne sommes pas dans une posture
agressive. Evidemment, les Etats-Unis restent
un
partenaire clé. Mais ils
sont
imprévisibles
et nous n’avons pas oublié les sanctions adoptées, au pire moment,
par le président Obama, qui ont fait mal. D’où une diversification
des partenariats. Les relations avec Israël sont très bonnes,
puisque les deux pays sont confrontés à des défis communs
(Turquie, Hamas). Les relations avec les Russes sont bonnes, même
s’il y a des arrières-pensées et de mauvais souvenirs de part et
d’autre. En
ce qui concerne les relations entre l’Egypte
et
Libye,
je dirai que l’Egypte a intérêt à ce que l’Est
du pays soit « sûr », et
qu’il y ait une solution politique. Elle
n’est pas contre le principe d’une intégration des islamistes, mais
estime que ces derniers sont trop gourmands.
–
Beaucoup d’observateurs occidentaux font un parallèle, peut-être
osé et caricatural, entre les présidences d’Housni Moubarak et
le Maréchal al-Sissi, deux militaires, il est vrai d’un régime
autoritaire et libéral au plan économique. Que pensez-vous de cette
comparaison ?
Sissi
et Moubarak sont très différents, et si je peux comprendre qu’on
préfère l’un ou l’autre, les comparer n’a aucun sens. Pour faire
court, Moubarak était dans une approche « gestion des
équilibres », Sissi dans une approche de « refondation de la
société », de « restructuration ». Moubarak évitait
certains problèmes, soit pour laisser du temps au temps, soit parce
que le sujet était « dangereusement clivant », soit parce
que cela ne l’intéressait pas. Al-Sissi s’attaque aux problèmes et
va au coeur de l’affaire (ce qui ne veut pas dire nécessairement que
son approche soit la bonne, mais elle a le mérite d’exister),
Moubarak était en mode « qui n’est pas explicitement contre moi
est avec moi » et n’avait pas de conceptions claires du futur du
pays, ce qui veut dire qu’il avait tendance à laisser la société
suivre son cours. Al Sissi a une vue très précise de ses ennemis,
de ce qu’il veut pour le pays, etc. Sur les coptes, al Sissi est
philo-copte, Moubarak se contentait de ne pas être anti copte.
Moubarak avait plus de patience pour le débat public, et tolérait
la corruption voire pis. Sissi est moins patient.
Leur
seul point commun est dans leur intention d’incarner une « certaine
idée de l’Egypte » et une grande prudence dans la gestion de
la politique étrangère. Mais même sur ce dossier, il y a des
différences: al Sissi et ses hommes ont plus d’orgueil et sont plus
conscients de la « grandeur » de l’Egypte.
De
plus, al-Sissi gère une situation où la question de la révolution
est omniprésente, même si elle est souterraine.
Entre sursaut démocratique et déclin, l’Algérie est un pays où le système continue d’être contesté chaque vendredi. Des élections seront organisées en décembre.
« Sahla démission ». Le message est clair et expéditif. La contestation continue encore et encore… dans le pays qui a vu naître El Ouafi, Mimoun, Boulmerka et Morcelli, l’endurance semble un don. Mais le Graal espéré est loin d’être gagné d’avance. Trente-trois vendredis de suite, des dizaines de milliers d’Algériens défilent encore et encore pour un changement de régime et une démocratie nouvelle. Toute la caste est visée. L’exemple de leur voisin tunisien donne un étrange mélange de frustration et d’espoir qui n’entérine pas l’orgueil populaire. Et malgré la décision du chef de l’Etat-major d’interdire l’accès à la capitale aux Algériens des autres wilayas, Alger a été le théâtre de l’une des plus imposantes manifestations depuis le début de l’Hirak.Ouverture dans 0Sponsorisé par L’ Assurance MaladieMal de dos ?Gardez le mouvement grâce à vos activités quotidiennes pour muscler votre dosEn savoir +
Le système en place joue la montre
D’après les slogans brandis par les manifestants dans tout le pays, les Algériens refusent l’organisation d’élections avant un changement complet des symboles de l’ancien système.
Après deux reports, la date du scrutin présidentiel est officiellement fixée au 12 décembre par le chef de l’État par intérim Abdelkader Bensalah. Mais cela ne suffit pas aux habitants de ce pays qui demande un grand coup de balais à la tête des institutions. Le ton s’est également durci au sein de l’appareil d’état. Le général Sahla1, le chef d’état-major, continue d’imaginer l’Algérie comme une caserne géante : augmentation des arrestations arbitraires, interdiction des drapeaux kabyles dans les manifestations, visite constante auprès des effectifs militaires dans chacune des wilayas… On est loin de l’angélisme de certains commentateurs qui pensaient l’Hirak comme une révolution de velours. Chassé le naturel il revient au galop. Certes nous ne sommes pas dans la Kabylie des années 60, en 88 à Alger ou durant les années noires… mais l’art du compromis ne semble pas être une tradition algérienne et chacun des deux camps semble jouer la montre.
Les hauts-gradés et les officiers capables de régénérer le pays se font rares, sont vieux et n’ont plus la légitimité de leurs aînés. Ils n’ont aucune vision collective et ne peuvent plus jouer le coup de l’islamisme. L’armée actuelle n’est plus issue de l’armée des frontières des années 60 qui combattaient pour un clan les opposants kabyles ou les socialistes. Encore moins celle des années noires affrontant le Front Islamique du Salut. Ce n’est également pas une armée ethnique à la alaouite en Syrie défendant une vision tribaliste de la société. C’est l’Algérie jacobine avec son armée nationale composée de jeunes conscrits dont les mères, les sœurs, les pères représentent l’Hirak. Le pouvoir peut beugler, grogner, aboyer mais rien n’y fait les Algériens lui tiennent tête pacifiquement mais fermement.
Une élection irréelle
Garantir des élections est une chose. Balayer le pouvoir en place et changer de constitution en est une autre. Et l’opposition est ferme sur ce point. Si ferme que l’Autorité nationale indépendante des élections a annoncé il y a deux semaines que 10 postulants à la candidature avaient retiré les formulaires de souscription.
Le président du parti politique d’opposition « Talaie El Hourriyat », Ali Benflis a retiré les formulaires de candidatures. Il a été suivi. De l’autre côté de la barricade, Abdelkader Bengrina, l’ancien ministre du Tourisme, candidat du parti au pouvoir et du système a annoncé à son tour, samedi dernier, sa candidature. Il est même le premier à faire part de sa participation candidat au scrutin. « Je ne vois aucun candidat potentiel à ce scrutin organisé par les symboles du système! » s’exclame la jeune et talentueuse journaliste Amira Boudjemah, symbole de ce pays plein de ressources mais bloqué par les conservatismes et le népotisme…
Mais refuser le réel, refuser de manière mendésiste à participer à ce scrutin, c’est aussi fuir le combat. Car si la rue est si forte pourquoi ne pas soutenir un candidat d’union nationale susceptible de battre sur son propre terrain l’Algérie du passé pour incarner durablement celle de demain ? La politique de la chaise vide ne peut que conforter le crochet tendu par le pouvoir, et continuer en janvier 2020 la morose routine d’un déclin collectif permanent.
L’Hirak ne craque pas, le pouvoir non plus. Mais l’Algérie va-t-elle craquer ? Le pays né et consolidé sur un mythe est face à son destin. Aux âmes de bonne volonté d’être lucides sur le chemin collectif à suivre pour démonter ces légendes usurpées et tenter de continuer une histoire. Qui sait, peut-être un jour avec un grand « H ».
Jacques Chirac et Rafic Hariri le 25 avril 2003.PATRICK KOVARIK / AFP
Il
m’apparaissait difficile après l’annonce de la mort de l’ancien
président de la République Jacques Chirac de ne pas revenir sur un
pan essentiel de ses deux mandats, à savoir sa politique étrangère
et en particulier dans les régions du Maghreb-Mashrek. Certes ses
prédecesseurs, Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterand
avaient pris des décisions politiques parfois très importantes dans
ces régions, mais aucun Président n’aura eu une politique aussi
volontariste que lui dans ces régions souvent si stratégiques pour
la France, en nouant parfois des liens amicaux d’une grande
intensité avec certains de ses dirigeants.
L’homme
avait pourtant combattu comme beaucoup de Français nés dans les
années 30 en Algérie.
Pourtant
exempté de service comme tout élève de l’Ecole Nationale
d’Administration, il s’était porté volontaire pour intervenir
dans le djebel face aux combattants du Front de Libération
Nationale. Sous-lieutenant du 11ème et 6ème régiment des Chasseurs
d’Afrique, régiment composés de jeunes Nordistes d’origine
polonaise pour la plupart, il avait lutté dans la région de Tlemcen
pendant 18 ans, de 1956 à 1957, recevant la croix de guerre et une
blessure au visage. C’est cette guerre qui l’avait, selon ses
propres mots, fait basculer de position « Algérie française »
au gaullisme avec le retour du général en 1958.
Dès
son arrivée à l’Elysée, Jacques Chirac a voulu affirmer un
retour de la France dans le « monde arabe » et au
Maghreb, engagement qui se voulait dégagé de la tutelle américaine.
Un
discours à l’Université du Caire le 8 avril 1996 donne toute le
ton de ce qu’il allait être une des volontés les profondes du
chef de l’état :
« Je souhaite aujourd’hui, dans ce haut lieu de la culture
arabe, vous présenter ma vision des des relations entre la France,
l’Europe, le Monde arabe et la Méditerranée. La politique arabe
de la France doit être une dimension de sa politique étrangère. Je
souhaite lui donner un élan nouveau, dans la fidélité aux
orientations voulues par son initiateur, le général de Gaulle.
« Tous nous commande disait-il dès 1958, de reparaître au
Caire, à Damas, à Ammam et dans toutes les capitales de la région.
Comme nous sommes restés à Beyrouth : en ami et en
coopérant. »
Comment ne pas penser à Jacques Chirac, et au choix si courageux de ne pas suivre la croisade organisée par l’Amérique de George W. Bush en Irak, guerre mensongère sans l’aval de l’Organisation des Nations Unies, qui a totalement déstabilisé la région ? Je ne m’étais senti aussi fier de mon pays que lors du discours de Dominique de Villepin à New-York pour prévenir des dangers d’une telle intervention. Un discours historique applaudi par l’ensemble de l’Assemblée nationale, une première dans l’histoire de l’institution. Et les fait ont malheureusement donné raison à l’avertissement de la France. Cette décision ne venait pas du ministre des Affaires étrangères de l’époque, athlantiste notoire élevé à Washington, fils d’un député antigaulliste mais bel et bien du président Chirac. De ce dernier, on peut tout dire : ses multiples trahisons et coups bas, les affaires judiciaires dont il parvint comme tant d’autres à échapper, sa politique intérieur d’une médiocrité absolue mais nul de pourra lui reprocher d’avoir défendu l’indépendance de la France au niveau diplomatique, alliant patriotisme et universalisme.
Cet
homme si souvent caricaturé de « Français moyen » avec
son goût pour les bières Corona et la tête de veau, était
pourtant un être d’une grande culture et un passionné des autres
civilisations comme le montre physiquement la création du musée au
Quai Branly. « Le seul homme a lire du Ronsard sous un livre de
cul » pour reprendre la citation de Marie-François Garraud,
son ancienne collaboratrice et maîtresse.
Bien sûr, sa politique étrangère ne fut pas uniquement marquée par des considérations philosophiques, les intérêts économiques entre la France et ces états furent d’une rare importance notamment en Irak. Les ventes d’armes et le financement occultent de certaines campagnes électorales restent la face noire de cette période. Mais ce goût des autres, quasi instinctif, s’était manifesté aux yeux du monde lors d’une altercation avec un militaire israelien. Alors qu’il tentait de serrer la main à un vieux marchand palestinien, il n’avait pas hésité à s’en prendre directement dans un anglais « très français » au soldat qui avait refusé brutalement ce contact. Il avait récidivé le lendemain dans une église copte, refusant de rentrer dans le batiment avec un homme armé.
Toutes
ces images avaient fait le tour du monde et redoré le blason de la
France dans le « monde arabe ». Une France gaullienne et
souverraine était de retour.
En Algérie, Jacques Chirac avait su réchauffer les liens si passionnels et si passionnés. Ces deux visites en 2001, à Bab-el-Oued après les inondations puis en 2003, s’étaient accompagnés de bains de foule inimaginables en France. Cette même année, l’opération « Djazair » inaugura une année de l’Algérie en France et de la France en Algérie, avec près de 300 manifestations culturelles de part et d’autres de la Méditerranée.
Jacques
Chirac avait également créé des liens humains très forts avec des
dirigeants « arabes ».
Rafik
Hariri en premier lieu. Dans un pays, où les arabes sunnites
étaient animés d’un fort sentiment antifrançais, la francophilie
des Hariri avait dans un premier temps facilité les contacts entre
les deux hommes. Une véritable amitié était née. Le président
libanais logea dans son hôtel particulier parisien l’ancien
président après son départ de l’Elysée en 2007. Hariri était
l’oeil de Paris dans la région. Un véritable conseiller spécial
sur place. Pas un jour sans qu’un coup de téléphone ne soit passé
entre les deux hommes d’état en exercice. En 2002, Jacques Chirac
avait personellement veillé sur la conférence de « Paris II »
où le président libanais avait trouvé auprès de donateurs les
quelques milliards de dollars permettant de sortir son pays de la
faillite. L’assassinat de Rafik Hariri fut vécu comme un véritable
drame personnel.
Paradoxalement
cette amitié ne fut jamais l’objet de contentieux avec Damas.
Jacques Chirac, critique sur la tentative d’hégémonie syrienne
sur le Liban avait toujours entretenu des liens plus que cordiaux
avec les Assad se montrant très critique sur les tentatives de
déstabilisation israelo-américaine dans la région.
Longtemps, il fut repproché à la diplomatie française et par une certaine gauche, de ne pas se soucier du statut démocratique de ces états et de soutenir certains dictateurs. Les héritiers de Jules Ferry, dont beaucoup tel Dominique Strauss-Kahn avaient ouvertement critiqué l’arrogance française sur le dossier irakien en 2001, représentaient un espace politique où la conception des droits de l’homme associée très souvent à un atlantisme passionnel, primait sur la realpolitik gaullo-chiraquienne. S’entourant d’éminents spécialistes du monde arabe, du maître espion Philippe Rondot aux diplomates Bernars Bajolet ou Yves Aubin de la Messuzière, Jacques Chirac aura été dans les moments de tension au Maghreb face à la menace islamique un partenaire fidèle, quitte à fermer les yeux sur des pratiques policières souvent en porte-à-faux avec les conventions internationales. Il n’était pas question pour l’ancien président de cesser les échanges avec ces pays, et ce quelque soit le régime en place.
Les liens avec Ben Ali et l’Elysée furent par exemple très intenses. Cette proximité sera notamment reprochée au clan chiraquien après la Révolution de 2011 et notamment à Michèle Alliot-Marie qui bénéficia pendant longtemps d’appartement luxueux dans l’ancienne Carthage. Et vice-versa… Durant ces deux mandats, un nombre important de contrats commerciaux furent signés entre les deux pays, notamment dans l’industrie textile qui fut plus que profitable à l’économie tunisienne.
La proximité entre la famille royale marocaine et le Président français a toujours également également très forte. Durant de la crise de 2002 opposant le Maroc et l’Espagne, à propos de l’îlot Persil, le président français fut le seul dirigeant européen à soutenir ouvertement le roi du Maroc quant les autres dirigeants européens avaient joué la carte de la solidarité communautaire. Le Maroc était pourtant l’agresseur. Idem, sur le dossier du Sahara occidentale, où la France soutint systématiquement le Maroc, malgré les plaintes incessantes de l’Algérie.
Les réactions pleines d’affection à Alger, Rabat ou Beyrouth après la mort jeudi de l’ancien président ont montré l’étendue des liens unissant l’ancien Président avec ces pays. Tout ne fut pas parfait, mais les positions de plus en plus néo-conservatrices de ses successeurs, avec pour summum la présidence de Nicolas Sarkozy, ont profondément modifié l’influence française dans ces régions.
Jacques Chirac reste un héritier direct d’une tradition gaullo-bonapartiste aux accents pro-arabes très affirmés, Napoléon Bonaparte comme son neveu avaient rêvé d’un empire puis d’un royaume arabe détaché des tutelles de l’époque.
L’ancien
président mort à 89 ans reste le dernier dirigeant à avoir incarné
une certaine idée de la France àl’étranger et de l’échange
entre les cultures. Le musée du Quai Branly comme le refus de
s’engager dans une croisade en Irak restent les actes les plus
pertinents et les plus symboliques de son rapport au monde et à la
vision universaliste d’une France sûre d’elle-même et de ses
principes.
Le second tour opposera Nabil Karoui, actuellement en détention provisoire, à Kaïs Saïed. Fethi Belaid, Hasna, AFP
Les
milliers d’Algériens, qui chaque année partent sur les côtes
tuniennes profiter des complexes touristiques, peuvent être envieux.
Non pas des espaces bétonnés de La Goulette ou d’Hammamet…mais
de découvrir à quelques pas de chez eux, en plein Maghreb, une vie
démocratique certes imparfaite comme tout système humain mais
vivante, pleine d’espoir…loin de la morosité algérienne et de
ces élites aveugles et corrompues pour beaucoup.
Le
15 septembre dernier, 7 millions d’électeurs ont été appelés à
élire leur Président de la République. Symbole unique de cette
semaine folle d’espoir pour nombre de Tunisiens n’ayant connu
jusqu’en 2011 que la dictature, Ben Ali mourait en exil quelques
jours plus tard en Arabie Saoudite. A croire que toutes les planètes
semblaient s’aligner du côté de Tunis.
26
candidats étaient alignés sur la ligne de départ représentant
toutes les opinions et sensibilités du pays : des islamistes à
l’extrême gauche en passant par les socialistes et les candidats
les plus loufoques. Il y’en avait pour tous les goûts.
Si
ces élections donnaient au préalable d’une démocratie vivante et
pleine d’espoir, la réalité en Tunisie est d’un acabit.
Certes,
le pays est celui du Printemps arabe qui a tenu le plus ses promesses
en ce qui concerne le respect des droits civiques et des libertés
publiques. Mais mettre un bulletin dans l’urne ne nourrit pas
toujours son homme et la crise économique ajoutée à des erreurs de
casting ont profondément affecté le moral de nombreux citoyens
tunisiens. Le pays connaît une crise de confiance profonde envers
ces élites en place depuis 2014. L’économie n’a pas redémarré.
Dépassant dans les années 2010 l’Afrique du Sud comme premier
atelier africain en matière de textile, le pays est pourtant en
crise économique. La révolution n’a pas eu l’impact escompté
sur les finances du pays et les mesures prises par les gouvernements
respectifs furent des fiascos totaux. Depuis 2016, le chômage est
toujours à 15% touchant plus particulièrement les femmes en milieu
rural. Mais le problème est plus ample : fer de lance de la
révolution de 2011, les étudiants sont les premiers touchés par le
manque d’emploi et en particulier les « surdiplômés ».
Ces grosses têtes, parfois bien faites, sont les premiers frustrés
par le système en place. Et ils n’ont pas hésité à s’en
plaindre sur les réseaux sociaux. Près d’un tiers des étudiants
sortant de l’université ne trouvent pas leur place sur le marché
de l’emploi. La faute en partie à un système éducatif peu adapté
au marché tunisien et à une fuite des cerveaux toujours aussi
présente.
C’est
dans un contexte de rejet des élites traditionnelles que s’est
déroulé ce scrutin.
Le
rejet des nouvelles élites post-révolution est total sans pour
autant tomber dans une quelconque nostalgie du Benalisme.
La
campagne a d’ailleurs été calme et beaucoup plus respectueuse que
nombre d’élections occidentales : pas de bourrage d’urnes,
aucune fraude avérée, un réseau internet intact, des militants
sincères et peu agressifs…
Il
faut « sortir les sortants » semble pourtant avoir été
le slogan adopté par celles et ceux qui se sont aventurés dans
urnes. Mais l’abstention a été faible. La
participation a été de 49% selon des chiffres encore provisoires de
l’Isie, un taux faible en regard des 64% enregistrés lors du premier
tour de la présidentielle de 2014.
Les
« Frères » tunisiens d’Ennahdah pensaient clairement
être en tête du scrutin. Moncef Marzouki, proche du mouvement et
président en 2011, avait en 2014 atteint le second tour en perdant
face à l’actuel président, l’ancien diplomate destourien Béji
Caid Essebsi.
En
tentant d’effacer leur image de parti islamiste pour apparaître
tel le Parti de la Justice et du Développement marocain en bon
démocrate-musulman, Ennahdha pensait attirer vers eux les classes
moyennes et les plus diplômés : erreur de stratégie puisque
Abdlelfattah Mourou a terminé troisième avec 12,9 % des
scrutins. Le visage abattu du président du parti Ghannouchi à
l’annonce des résultats était révélateur de cette claque.
Le
duel va opposer le 6 octobre prochain deux candidats « hors
système », deux électrons libres de la politique à l’image
de leur pays : l’universitaire Kais Saied arrivé en tête
avec 18,8 % sans parti, ni moyen de communication au magnat de
la presse Nabil Karoui arrivé second avec 15,4 %.
Comme
rien ait jamais simple en politique, ce véritable self-made-man,
patron d’une importante chaîne de télévision… est en détention
provisoire pour fraude fiscale.
Un
peu léger vu le climat déjà constaté quelques lignes auparavant
dans le pays.
Surtout
que le major de l’élection a déjoué tous les sondages en
parvenant en tête du 1er tour sans appareil, ni militant.
Ce juriste longiligne au visage d’ascète remplit beaucoup de
critères ayant favorisé cette ascencion fulgurante. Parfait
connaisseur de la constitution, il a promis de réformer le pays en
décentralisant la république tunisienne en s’appuyant davantage
sur les cantons. Décentraliser pour rendre le pouvoir au peuple.
Universitaire reconnu, fin lettré, il a fait campagne en arabe
littéraire, avec beaucoup de pégagogie pour expliquer son
programme. Surtout « Rococop » pour sa voix monocorde, il
est l’anti-thèse du tribun de la plèbe. Et ce sont paradoxalement
ces qualités qui ont permis de faire des émules chez les étudiants
et la classe moyenne éduquée, lassés des fausses promesses des
hommes politiques nés d’une Révolution où l’art de communiquer
a pris le pas sur le réel. Musulman particulièrement pieux, sans
être suspecté d’une quelconque collusion avec les intégristes,
il fut à de nombreuses reprises évasif sur l’application de la
charia dans la société tunisienne, reste favorable à la peine de
mort et très claire sur son opposition à l’homosexualité en
Tunisie « amenée selon lui par les Étrangers ».
Des
déclarations qui lui ont apporté sur un plateau la voix des
musulmans pratiquants et des plus vieux, peu tentés par une aventure
Ennahdah.
Mais ces derniers n’ont pas dit leur dernier mot. Grand spécialiste de l’entrisme, ils ont déjà montré à de nombreuses reprises leur capacité au sein de l’Assemblée à influencer les votes. Dés l’annonce des résultats, ils ont clairement appelé à voter pour le « révolutionnaire-conservateur » Kais Saied. C’est en grande partie ces électeurs qui pourraient faire l’élection si l’abstention devait rester intact.
Car on voit mal la gauche si désunie, qu’elle soit socialiste, trotskiste ou laïque soutenir le charismatique mais si clivant Nabil Karoui dont la situation personnelle est en elle-même inique.
Mais
en politique comme avec les Hommes, rien n’est jamais joué
d’avance.