Jacques Chirac, une certaine vision de la France

Jacques Chirac et Rafic Hariri le 25 avril 2003.PATRICK KOVARIK / AFP

Il m’apparaissait difficile après l’annonce de la mort de l’ancien président de la République Jacques Chirac de ne pas revenir sur un pan essentiel de ses deux mandats, à savoir sa politique étrangère et en particulier dans les régions du Maghreb-Mashrek. Certes ses prédecesseurs, Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterand avaient pris des décisions politiques parfois très importantes dans ces régions, mais aucun Président n’aura eu une politique aussi volontariste que lui dans ces régions souvent si stratégiques pour la France, en nouant parfois des liens amicaux d’une grande intensité avec certains de ses dirigeants.

L’homme avait pourtant combattu comme beaucoup de Français nés dans les années 30 en Algérie.

Pourtant exempté de service comme tout élève de l’Ecole Nationale d’Administration, il s’était porté volontaire pour intervenir dans le djebel face aux combattants du Front de Libération Nationale. Sous-lieutenant du 11ème et 6ème régiment des Chasseurs d’Afrique, régiment composés de jeunes Nordistes d’origine polonaise pour la plupart, il avait lutté dans la région de Tlemcen pendant 18 ans, de 1956 à 1957, recevant la croix de guerre et une blessure au visage. C’est cette guerre qui l’avait, selon ses propres mots, fait basculer de position « Algérie française » au gaullisme avec le retour du général en 1958.

Dès son arrivée à l’Elysée, Jacques Chirac a voulu affirmer un retour de la France dans le « monde arabe » et au Maghreb, engagement qui se voulait dégagé de la tutelle américaine.

Un discours à l’Université du Caire le 8 avril 1996 donne toute le ton de ce qu’il allait être une des volontés les profondes du chef de l’état :

« Je souhaite aujourd’hui, dans ce haut lieu de la culture arabe, vous présenter ma vision des des relations entre la France, l’Europe, le Monde arabe et la Méditerranée. La politique arabe de la France doit être une dimension de sa politique étrangère. Je souhaite lui donner un élan nouveau, dans la fidélité aux orientations voulues par son initiateur, le général de Gaulle. « Tous nous commande disait-il dès 1958, de reparaître au Caire, à Damas, à Ammam et dans toutes les capitales de la région. Comme nous sommes restés à Beyrouth : en ami et en coopérant. »

Comment ne pas penser à Jacques Chirac, et au choix si courageux de ne pas suivre la croisade organisée par l’Amérique de George W. Bush en Irak, guerre mensongère sans l’aval de l’Organisation des Nations Unies, qui a totalement déstabilisé la région ? Je ne m’étais senti aussi fier de mon pays que lors du discours de Dominique de Villepin à New-York pour prévenir des dangers d’une telle intervention. Un discours historique applaudi par l’ensemble de l’Assemblée nationale, une première dans l’histoire de l’institution. Et les fait ont malheureusement donné raison à l’avertissement de la France. Cette décision ne venait pas du ministre des Affaires étrangères de l’époque, athlantiste notoire élevé à Washington, fils d’un député antigaulliste mais bel et bien du président Chirac. De ce dernier, on peut tout dire : ses multiples trahisons et coups bas, les affaires judiciaires dont il parvint comme tant d’autres à échapper, sa politique intérieur d’une médiocrité absolue mais nul de pourra lui reprocher d’avoir défendu l’indépendance de la France au niveau diplomatique, alliant patriotisme et universalisme.

Cet homme si souvent caricaturé de « Français moyen » avec son goût pour les bières Corona et la tête de veau, était pourtant un être d’une grande culture et un passionné des autres civilisations comme le montre physiquement la création du musée au Quai Branly. « Le seul homme a lire du Ronsard sous un livre de cul » pour reprendre la citation de Marie-François Garraud, son ancienne collaboratrice et maîtresse.

Bien sûr, sa politique étrangère ne fut pas uniquement marquée par des considérations philosophiques, les intérêts économiques entre la France et ces états furent d’une rare importance notamment en Irak. Les ventes d’armes et le financement occultent de certaines campagnes électorales restent la face noire de cette période. Mais ce goût des autres, quasi instinctif, s’était manifesté aux yeux du monde lors d’une altercation avec un militaire israelien. Alors qu’il tentait de serrer la main à un vieux marchand palestinien, il n’avait pas hésité à s’en prendre directement dans un anglais « très français » au soldat qui avait refusé brutalement ce contact. Il avait récidivé le lendemain dans une église copte, refusant de rentrer dans le batiment avec un homme armé.

Toutes ces images avaient fait le tour du monde et redoré le blason de la France dans le « monde arabe ». Une France gaullienne et souverraine était de retour.

En Algérie, Jacques Chirac avait su réchauffer les liens si passionnels et si passionnés. Ces deux visites en 2001, à Bab-el-Oued après les inondations puis en 2003, s’étaient accompagnés de bains de foule inimaginables en France. Cette même année, l’opération « Djazair » inaugura une année de l’Algérie en France et de la France en Algérie, avec près de 300 manifestations culturelles de part et d’autres de la Méditerranée.

Jacques Chirac avait également créé des liens humains très forts avec des dirigeants « arabes ».

Rafik Hariri en premier lieu. Dans un pays, où les arabes sunnites étaient animés d’un fort sentiment antifrançais, la francophilie des Hariri avait dans un premier temps facilité les contacts entre les deux hommes. Une véritable amitié était née. Le président libanais logea dans son hôtel particulier parisien l’ancien président après son départ de l’Elysée en 2007. Hariri était l’oeil de Paris dans la région. Un véritable conseiller spécial sur place. Pas un jour sans qu’un coup de téléphone ne soit passé entre les deux hommes d’état en exercice. En 2002, Jacques Chirac avait personellement veillé sur la conférence de « Paris II » où le président libanais avait trouvé auprès de donateurs les quelques milliards de dollars permettant de sortir son pays de la faillite. L’assassinat de Rafik Hariri fut vécu comme un véritable drame personnel.

Paradoxalement cette amitié ne fut jamais l’objet de contentieux avec Damas. Jacques Chirac, critique sur la tentative d’hégémonie syrienne sur le Liban avait toujours entretenu des liens plus que cordiaux avec les Assad se montrant très critique sur les tentatives de déstabilisation israelo-américaine dans la région.

Longtemps, il fut repproché à la diplomatie française et par une certaine gauche, de ne pas se soucier du statut démocratique de ces états et de soutenir certains dictateurs. Les héritiers de Jules Ferry, dont beaucoup tel Dominique Strauss-Kahn avaient ouvertement critiqué l’arrogance française sur le dossier irakien en 2001, représentaient un espace politique où la conception des droits de l’homme associée très souvent à un atlantisme passionnel, primait sur la realpolitik gaullo-chiraquienne. S’entourant d’éminents spécialistes du monde arabe, du maître espion Philippe Rondot aux diplomates Bernars Bajolet ou Yves Aubin de la Messuzière, Jacques Chirac aura été dans les moments de tension au Maghreb face à la menace islamique un partenaire fidèle, quitte à fermer les yeux sur des pratiques policières souvent en porte-à-faux avec les conventions internationales. Il n’était pas question pour l’ancien président de cesser les échanges avec ces pays, et ce quelque soit le régime en place.

Les liens avec Ben Ali et l’Elysée furent par exemple très intenses. Cette proximité sera notamment reprochée au clan chiraquien après la Révolution de 2011 et notamment à Michèle Alliot-Marie qui bénéficia pendant longtemps d’appartement luxueux dans l’ancienne Carthage. Et vice-versa… Durant ces deux mandats, un nombre important de contrats commerciaux furent signés entre les deux pays, notamment dans l’industrie textile qui fut plus que profitable à l’économie tunisienne.

La proximité entre la famille royale marocaine et le Président français a toujours également également très forte. Durant de la crise de 2002 opposant le Maroc et l’Espagne, à propos de l’îlot Persil, le président français fut le seul dirigeant européen à soutenir ouvertement le roi du Maroc quant les autres dirigeants européens avaient joué la carte de la solidarité communautaire. Le Maroc était pourtant l’agresseur. Idem, sur le dossier du Sahara occidentale, où la France soutint systématiquement le Maroc, malgré les plaintes incessantes de l’Algérie.

Les réactions pleines d’affection à Alger, Rabat ou Beyrouth après la mort jeudi de l’ancien président ont montré l’étendue des liens unissant l’ancien Président avec ces pays. Tout ne fut pas parfait, mais les positions de plus en plus néo-conservatrices de ses successeurs, avec pour summum la présidence de Nicolas Sarkozy, ont profondément modifié l’influence française dans ces régions.

Jacques Chirac reste un héritier direct d’une tradition gaullo-bonapartiste aux accents pro-arabes très affirmés, Napoléon Bonaparte comme son neveu avaient rêvé d’un empire puis d’un royaume arabe détaché des tutelles de l’époque.

L’ancien président mort à 89 ans reste le dernier dirigeant à avoir incarné une certaine idée de la France àl’étranger et de l’échange entre les cultures. Le musée du Quai Branly comme le refus de s’engager dans une croisade en Irak restent les actes les plus pertinents et les plus symboliques de son rapport au monde et à la vision universaliste d’une France sûre d’elle-même et de ses principes.

On en est loin aujourd’hui…