Les Espagnols en Afrique du nord, diversité d’engagement

Intervention au Musée des Invalides pour l’association « Les Compagnons du 8 novembre 1942 », le 25 novembre 2019.

La chapelle de Santa Cruz à Oran (Photographie personnelle)

La présence des Espagnols en Algérie commence sur un souvenir d’adolescence. Tous les jours je descendais un boulevard de ma ville d’origine, Villefranche sur Saône, pour aller au lycée. en croisant la plaque d’un homonyme : Dominique Garcia. C’était la plaque d’un Algérien comme m’avait dit ma grand-mère, mort en 1944 durant la libération, quelques semaines après avoir débarqué en Provence dans les rangs de l’Armée d’Afrique. D’autres Pieds-noirs « espagnols de cette génération ont fait rayonner la France dans le monde, à leur manière. Albert Camus, Marcel Cerdan, Emmanuel Roblès tous issus de cette émigration souvent oubliée de l’historiographie officielle. Il m’apparaissait fondamental dans ce colloque de rappeler et de comprendre le destin d’hommes en pleine force de l’âge amenés à croiser à partir de la fin de la guerre d’Espagne, leurs cousins éloignés, vétéran de l’Armée républicaine pour libérer la France.

L’Histoire et ses méandres.

La présence en Algérie des Espagnols est très ancienne, notamment dans l’ouest du territoire. Fernand Braudel avait écrit un ouvrage sur « les Espagnols en Berbérie » rappelant les liens ancestraux que ceux-ci entretiennent avec ce territoire.

Oran apparaît comme un véritable îlot ibérique en pleine Algérie française. Sans remonter aux marins andalous qui accostaient sur ses côtes au IXème siècle, la ville a été une possession espagnole pendant près de trois siècles de 1509 à 1792. De la moitié du XIXème siècle jusqu’à la fin des années 20, l’émigration espagnole est constante et devient rapidement la première communauté étrangère chez les Européens, à Oran et les villes environnantes comme Mostagadem ou Sidi Bel Abbès et dans une moindre mesure à Alger. La majorité de cette population est originaire des Baléares, du Levant et, à une moindre mesure, d’Andalousie, notamment de la ville d’Almeria.

En 1881, on estime, selon l’historien Pierre Darmon, à 114 320 le nombre d’Espagnols (essentiellement des Levantins de Murcia ou de Valencia). Au début ouvriers agricoles, beaucoup vont par la suite se spécialiser comme maçons, boulangers ou comme dockers. La majorité vit dans des quartiers miséreux de Bab-el Oued ou Belcourt à Alger. Si une petite élite commerçante émerge, il faut attendre une ou deux générations pour voir émerger des instituteurs ou des pharmaciens de cette communauté. L’historien espagnol Juan Bautista Vila écrit au sujet des immigrés Espagnols,

« pépinière de main-d’œuvre » dont la France avait besoin pour construire l’Algérie : « Pendant la conquête et jusqu’au début du XXe siècle, la réticence massive de la population autochtone à collaborer avec l’occupant européen a rendu indispensable le recours à une main d’œuvre importée». Enfin et surtout, autre disposition essentielle de cette période charnière dans l’histoire de l’Algérie française, l’application aux Européens de la loi du 26 juin 1889 sur le droit du sol, aurait créé sur tout le territoire plus de 150.000 Français en moins de 30 ans. Un faubourg comme Babel-Oued (Alger) voit ainsi sa population de nationalité Espagnole passer en 25 ans de majorité (54 %) à minorité (36 %), entre 1876 et 1901. Idem en 1927, avec le décret favorisant la naturalisation des enfants d’Espagnols pour combler une démographie française marquée par la Grande guerre. Ces Espagnols s’emploieront en particulier dans l’industrie du bâtiment, comme ouvriers agricoles ou comme boulangers. L’exemple parfait de cette intégration est Joseph Begarra. Petit-fils d’émigrés espagnols : il est repéré par son instituteur et parvient à faire l’Ecole normale à Alger, symbole d’une méritocratie républicaine dont l’école est le pilier.

Les années 30, les années de tension :

En 1932, la Fédération d’Oran lui confia la tâche de relever Le Semeur, l’hebdomadaire fédéral, dont la gestion était déficitaire. L’Oranie comptait une douzaine de sections, celles de Tlemcen et de Sidi-Bel-Abbès étant les plus importantes. Très vite, le journal fut remis à flot et tira à 2 ou 3 000 exemplaires. À Oran, il se vendait à la criée, malgré l’opposition du noyau de militants communistes regroupés autour de Torrecillas, très populaire sur le port et dans le vieil Oran.

En 1935, Joseph Bégarra devint secrétaire fédéral-adjoint, chargé de l’administration, il le demeura jusqu’à la guerre. Il avait gagné suffisamment d’influence à la Fédération pour obtenir de créer une section à Aïn-el-Turck, contre l’avis d’Henri Bertrand, son directeur d’école, secrétaire d’Oranie du Syndicat National des Instituteurs. En mai 1936, Oran élisait député Marius Dubois, secrétaire fédéral, le seul député de la SFIO élu outremer avec Marcel Régis, élu député à Alger. Certes, la victoire n’avait été remportée que grâce au maintien, au second tour, de l’abbé Lambert, maire d’Oran, aventurier populiste, et populaire, que la Droite traditionnelle exécrait au point de voter pour le candidat Croix-de-Feu. Minoritaires à Oran, les forces de gauche se resserrèrent autour d’une SFIO très combative, très rouge, très proche par nécessité des communistes, appuyée par les Juifs et par les Musulmans. En face, les Droites s’étaient rassemblées autour de l’abbé Lambert qui portait au revers de sa soutane l’insigne du PPF. Le patronat oranais les subventionnait largement, car les grandes grèves de juin 1936 avaient été très dures à Oran, où le PC organisait les piquets de grèves tandis que les instituteurs du SNI rédigeaient les cahiers de revendications. La majorité des militants comme des « gros bras » sont des Espagnols, notamment recrutés dans les docks.

De 1936 à 1938, Oran fut, plus encore que Marseille, la ville française où les affrontements politiques étaient les plus violents, les plus meurtriers. Le Préfet décrivait la ville au bord de la guerre civile. Marius Dubois étant député à Paris, et Henri Bertrand étant absorbé par la direction de l’UD-CGT d’Oran,

Joseph Bégarra fut de fait secrétaire fédéral. Il enseignait à présent à Oran, dans le quartier de Saint-Eugène. Il était d’autant plus écouté qu’il s’exprimait couramment en espagnol valencien, et en arabe oranais. Qu’il soit lieutenant d’artillerie (du cadre de réserve) ajoutait encore à son prestige. Se répandait alors au Parti communiste algérien la boutade selon laquelle « un petit-bourgeois social-démocrate d’Oran est plus révolutionnaire qu’un ouvrier communiste d’Alger ».

La guerre d’Espagne, le début des hostilités

La tension était encore plus forte, depuis qu’en juillet 1936 l’Espagne était en proie à la guerre civile. L’abbé Lambert avait des relations étroites avec les franquistes, dont les victoires étaient fêtées par les beaux-quartiers d’Oran qui pavoisaient à leurs couleurs. Mais le petit peuple espagnol d’Oranie était passionnément républicain. Joseph Bégarra à la mi-août 1936 gagna Alicante, où il dirigea une formation accélérée d’artilleurs dans un camp de l’armée républicaine. Il y consacra à nouveau ses vacances de l’été 1937. Malgré la menace d’être suspendus, Joseph Bégarra et sa femme étaient du petit nombre d’instituteurs qui firent grève le 30 novembre 1938.

Parallèlement à la vie quotidienne en Algérie, la Retirada arrive en France. Plus 500 000 réfugiés passent les Pyrénées mais également les côtes algériennes fuyant l’arrivée des troupes de Franco. Le tout dans des conditions misérables et tragiques. Le 29 mars 1939, le bateau « le Stanbrook » dirigé par un Gallois Dickson quitte le port d’Alicante avec 2638 personnes entassés dans les cales jusqu’au pont. Les autorités françaises, et républicaines, refusent l’arrivée sur le port du bateau. Ils prétextent qu’un millier de personnes n’est pas enregistré sur les registres d’émigration du port. Devant les problèmes sanitaires déplorables, 600 personnes, femmes et enfants sont autorisés à arriver sur terre ferme. Pour les autres, essentiellement des combattants, l’enfermement commence à destination des 9 camps existant en Algérie tels que Colomb-Béchard dans le sud oranais ou le Camps Morand à Boghar dans l’Algérois que nous aborderons plus tard avec un autre intervenant. Parmi les réfugiés, on retrouve un homme appelé à un destin hors du commun, Amado Granell dont j’ai écrit une biographie plusieurs fois traduite.

En septembre 1939, mobilisé, Begarra fut envoyé dans une batterie de 105 long sur la ligne Mareth, dans le sud tunisien, face aux forces italiennes de Libye. Avant la fin juin 1940, par le « téléphone arabe » le contenu de l’appel du 18 juin 1940 parvint à sa batterie. Le capitaine, juif d’Oran, et les six lieutenants, instructeurs, calculaient comment rejoindre le général De Gaulle à Londres et reprendre le combat. Mais l’annonce du désastre de Mers El-Kébir, début juillet, dressa les soldats contre les Anglais.

Les Espagnols, sous l’Occupation, survivre et s’engager sous Vichy

A Oran, parallèlement à une résistance gaulliste dirigée par Roger Carcassonne et aux activités du consul américain Murphy, les réfugiés anti-franquistes se réunissent clandestinement dans des cafés tenus par des Espagnols. Sociologiquement, en comparaison à l’émigration en France, ce sont les dignitaires de la IIème République qui sont sur place : des officiers de l’armée, des hommes politiques de 1er plan, des ingénieurs etc. Le Grand Orient d’Espagnol qui comptait 6 frères sur 11 dans le gouvernement de la République se réunit avec ces Frères Français. Idem pour les membres du PSOE qui se retrouvent chez un ancien député socialiste Salvador Garcia Munoz. Cet ancien médecin devenu tailleur est un rouage essentiel chez les réfugiés à qui il fournit des papiers administratifs. Les cercles s’organisent. Les réfugiés tentent pendant une année ou deux de survivre. Le climat en Algérie se raidit. La population européenne est farouchement maréchaliste. La police de Vichy est impitoyable et le camp de Djelfa accueille beaucoup d’anarchistes.

La majorité des Européens d’Algérie subissent de plein fouet la crise. Peu ont des enfants prisonniers et la vie continue tant bien que mal dans ce contexte.

Le réseau de résistance auquel participa Joseph Bégarra en 1940-1942 n’avait pas de contact direct avec Londres. Il se limitait à la transmission de maigres renseignements et était en rapport avec certains militants communistes clandestins pour échange d’informations. À Oran, la répression politique vichyste s’accélère. Les anarchistes sont les premiers touchés. Peu de mesures d’internement en camps, en dehors de militants ou de sympathisants actifs du Parti communiste, les seuls dont l’organisation clandestine ait entretenu une campagne sporadique de tracts et d’inscriptions murales. Mais les mesures de révocations furent nombreuses, contre les francs-maçons notamment. Dans les petites villes et les villages, guidés par les haines de clocher, l’internement frappa les socialistes aussi.

Avec l’Opération Torch, les choses basculent. Dans la confusion des combats qui ont opposé l’Armée d’Afrique aux Anglais et aux Américains, le 8 novembre 1942, Joseph Bégarra parvint à éviter de rejoindre son régiment qui eut plusieurs dizaines de morts. Comme nous avons pu le voir, la résistance, bien que sporadique, joue son rôle contre des éléments vichystes déterminés à ne pas lâcher leur pré-carré.

Amado Granell semble avoir été courant du débarquement bien avant. C’est un des rares Républicains à avoir joué un rôle lors du débarquement. Comment l’a-t-il su ? La question est peu claire. Peut-être via Duran, son ancien officier supérieur en Espagne devenu Consul américain à Cuba. Toujours est-il que la population européenne fête les Américains comme de véritables libérateurs. Ces derniers n’arrivent pas en territoire inconnu. L’OSS et les services diplomatiques ont bien préparé le débarquement et connaissent la population.

« J’étais en train de pêcher avec mon père, sur la plage des Pêcheurs, à 20 kilomètres d’Oran quand on a vu arriver des bateaux et vu débarquer une grande quantité de soldats. Mon père a eu très peur. On a d’abord cru que c’étaient des soldats allemands ou des troupes de Franco, il m’avait semblé entendre parler espagnol, et on s’était caché derrière des dunes. En voyant leurs uniformes, et un drapeau avec des étoiles, comme ceux que je voyais dans les films de cow-boys, on s’est vite rendus compte qu’ils étaient américains mais ils devaient être du Texas ou de Californie parce qu’ils parlaient espagnols. Comme les habitants de la région d’Oran étaient d’origine espagnole, les Américains avaient envoyé un corps expéditionnaire hispanique dirigé par le colonel Ramirez. »

Le témoin de cette scène se nomme Daniel Hernandez. Il est né le 6 janvier 1924 à Almeria dans une famille de pêcheurs. Poussé par la misère, il émigre avec sa famille en 1930 d’abord Alger puis à Oran où la famille vit, comme nombre d’Espagnols, dans des conditions très difficiles. Immédiatement, Hernandez, âgé de de 18 ans, sert de guide aux Américains jusqu’à un village où était stationnées des batteries de guerre de la 64ème artillerie d’Oran dont il connaissait le lieutenant, vendeur de poisson. Il fait l’intermédiaire et aucun coup de feu n’est tiré. Immédiatement, il s’engage dans un bataillon d’Infanterie américain pour combattre quelques semaines plus tard en Tunisie contre Rommel.

Quelle est la réaction des Républicains Espagnols face au débarquement? Depuis plusieurs jours, une rumeur circule qu’un débarquement va arriver. Les réfugiés espagnols sont fous de joie et beaucoup veulent reprendre du service pour libérer l’Europe avec l’espoir de renverser Franco. Sur Oran, Granell semble avoir pris part à la résistance quelques temps auparavant. Comment a-t-il su l’existence de ce débarquement ?

Les Espagnols au combat, les Républicains pour de Gaulle et les Pieds-Noirs pour Giraud

Drapeau des Corps Francs d’Afrique (Droits réservés)

Les nouvelles autorités françaises, appuyées par les Américains décident de créer les Corps Francs d’Afrique dans le but de participer aux côtés des Alliés à la libération du territoire national. Les Corps Francs se sont formés au Maroc alors protectorat français le 25 novembre 1942 sur demande du général Giraud. Les Américains soutiennent ce général évadé d’une prison allemande pour faire barrage au général De Gaulle. Rapidement mis en place, malgré les réticences d’une armée plus vichyste que jamais. Les volontaires sont très nombreux : gaullistes, giraudistes, Européens d’Algérie dont nombre de Juifs et d’Ibériques et beaucoup de Républicains dont Granell. Ces unités sont rapidement formées afin de combattre la mythique Afrika corps dirigée par le général Rommel.

Les Corps Francs sont dirigés par un vétéran de la Grande guerre, le général de brigade Joseph de Goislambert de Montsabert. Un nombre très important de Républicains espagnols s’engagent. Ils se retrouvent en majorité dans le 3ème Bataillon. Deux compagnies sont touchées : la 3ème dirigée par un Espagnol, l’Amiral Miguel Buiza, ancien officier de la Légion Etrangère et la 9ème, dirigée par Joseph Putz, un Vétéran de la Grande guerre et des Brigades internationales. Ces deux hommes vont recruter directement dans les cercles espagnols. Amado Granell apprend la présence de Joseph Putz .Le 25 novembre, il s’engage avec ses papiers militaires espagnols.

Ils vont côtoyer d’autres Républicains espagnols engagés depuis le début de la guerre dans la Légion étrangère où ils représentent la première nationalité étrangère, soit 28 % des effectifs. Le 3ème Régiment étranger d’Infanterie qui s’est notamment illustré à Bir Hakeim est composé en très grande majorité de réfugiés.

Les Granell, Hernandez, Begarra ou Buiza connaissent des chemins différents au service de la France Libre. A partir de 1943, après la prise de Bizerte, on demande aux hommes de choisir entre les troupes de Leclerc et ceux de De Lattre, les Républicains des Corps Francs d’Afrique rejoignent majoritairement la 2ème division de Leclerc et en particulier la fameuse « Nueve » où Granell joue un rôle stratégique. Il recrute directement les Hernandez, Campos, Fabregas qui quittent leur régiment pour suivre le Valencien. Cette unité où le castillan domine en même temps que le drapeau républicain côtoie celui de la France Libre est un véritable paradoxe dans les rangs d’une armée française en reconstruction et en manque de reconnaissance. Ces apatrides appartiennent tout simplement à l’avant-garde de la 2ème DB où ces Rouges seront à la fois craints et profondément respectés. Les Pieds-noirs espagnols sont moins soupçonneux et un grand nombre se retrouvent dans l’Armée d’Afrique dirigé par des officiers gaullistes ou giraudistes. Le sous-officier Lucien Camus, frère d’Albert, dirigeant au mouvement « Combat » et fils de Catherine Sintès de Minorque ou Emmanuel Roblès, officier interprète et correspondant de guerre, en font partis.

Begarra comme des milliers de ses compatriotes Oranais ou Algérois combat. L’ancien résistant rejoint son régiment fin novembre 1942 pour la Tunisie où il se battit jusqu’en mai 1943 contre les troupes de l’Axe.

Bilan et reconnaissance

Les taux de mobilisation des Européens d’Afrique du Nord en 1944/1945, entre 16 et 17 % de la population active, dépassent en effet les plus forts taux de mobilisation de la Première Guerre mondiale.

En tout, il y aura 170.000 hommes mobilisés, dont 120.000 pour la seule Algérie. Il n’y a qu’à remonter la vallée du Rhône et franchir les Vosges pour regarder les patronymes ibériques sur les plaques. Le 15 août 1944, Begarra débarqua avec sa batterie en Provence, dans les rangs de la 2° Division d’infanterie de montagne, participa à la libération de l’Alsace et passa le Rhin en mars 1945. Mais il termina la guerre en Normandie, à l’instruction, le commandement de sa batterie ayant été donné à un conseiller d’État affligé de la francisque, en voie de réhabilitation.

Les Républicains de Leclerc partent en Normandie, entrent les premiers dans Paris et protègent De Gaulle le 26 août sur les Champs Élysées. Le lieutenant Granell est le premier à percer les lignes allemandes pour être reçu par les autorités de la Résistance à l’Hôtel de Ville. C’est également lui qui ouvre le défilé du 26 août au moment où le général De Gaulle revient en chef de la France Libre victorieux à Paris.

Ceux de la légion et les Pieds-Noirs feront Monte Cassino, le débarquement de Provence et libéreront avec l’aide des maquis locaux la vallée du Rhône, les Vosges rejoints par la 2ème DB venue de Paris en direction le Nid de l’Aigle.

Nombre important de ces combattants recevront la Croix de guerre, des multitudes de citations. Granell sera décoré de la Légion d’honneur en 1947 parallèlement à ses cinq citations sans compter la Presidential Unit. Le légionnaire Etelvino Perez, vétéran de Narvik et Bir Hakeim, meurt le 25 mai 1944 à San Giorgio. Il est à ce jour le seul « Rouge espagnol » fait Compagnon de la Libération, cette chevalerie gaulliste si forte de sens. Il fut bien seul.

À l’automne 1945, Joseph Bégarra fut élu secrétaire fédéral, lors du congrès de la Fédération d’Oran de la SFIO. La Fédération compte alors 2 500 militants dont beaucoup d’Espagnols.

Car derrière le terme « Pied-noir » qui a pris un tâcheron très politique avec la guerre d’Algérie, c’est toute la diversité d’une communauté unie par un exode qui ne doit pas faire oublier qu’aux côtés de leurs cousins arrivés en 1939 avec la guerre d’Espagne, ces Ibères auront joué numériquement et militairement un rôle prépondérant dans la défense de leur nouvelle Patrie qui avait accueilli leurs parents et grands-parents avec parfois beaucoup de mépris. On ne rappellera jamais assez ce sacrifice dans une guerre de volontaires où l’esprit des guerilleros s’est totalement incarné et sublimé.

Jacques Chirac, une certaine vision de la France

Jacques Chirac et Rafic Hariri le 25 avril 2003.PATRICK KOVARIK / AFP

Il m’apparaissait difficile après l’annonce de la mort de l’ancien président de la République Jacques Chirac de ne pas revenir sur un pan essentiel de ses deux mandats, à savoir sa politique étrangère et en particulier dans les régions du Maghreb-Mashrek. Certes ses prédecesseurs, Valéry Giscard d’Estaing ou François Mitterand avaient pris des décisions politiques parfois très importantes dans ces régions, mais aucun Président n’aura eu une politique aussi volontariste que lui dans ces régions souvent si stratégiques pour la France, en nouant parfois des liens amicaux d’une grande intensité avec certains de ses dirigeants.

L’homme avait pourtant combattu comme beaucoup de Français nés dans les années 30 en Algérie.

Pourtant exempté de service comme tout élève de l’Ecole Nationale d’Administration, il s’était porté volontaire pour intervenir dans le djebel face aux combattants du Front de Libération Nationale. Sous-lieutenant du 11ème et 6ème régiment des Chasseurs d’Afrique, régiment composés de jeunes Nordistes d’origine polonaise pour la plupart, il avait lutté dans la région de Tlemcen pendant 18 ans, de 1956 à 1957, recevant la croix de guerre et une blessure au visage. C’est cette guerre qui l’avait, selon ses propres mots, fait basculer de position « Algérie française » au gaullisme avec le retour du général en 1958.

Dès son arrivée à l’Elysée, Jacques Chirac a voulu affirmer un retour de la France dans le « monde arabe » et au Maghreb, engagement qui se voulait dégagé de la tutelle américaine.

Un discours à l’Université du Caire le 8 avril 1996 donne toute le ton de ce qu’il allait être une des volontés les profondes du chef de l’état :

« Je souhaite aujourd’hui, dans ce haut lieu de la culture arabe, vous présenter ma vision des des relations entre la France, l’Europe, le Monde arabe et la Méditerranée. La politique arabe de la France doit être une dimension de sa politique étrangère. Je souhaite lui donner un élan nouveau, dans la fidélité aux orientations voulues par son initiateur, le général de Gaulle. « Tous nous commande disait-il dès 1958, de reparaître au Caire, à Damas, à Ammam et dans toutes les capitales de la région. Comme nous sommes restés à Beyrouth : en ami et en coopérant. »

Comment ne pas penser à Jacques Chirac, et au choix si courageux de ne pas suivre la croisade organisée par l’Amérique de George W. Bush en Irak, guerre mensongère sans l’aval de l’Organisation des Nations Unies, qui a totalement déstabilisé la région ? Je ne m’étais senti aussi fier de mon pays que lors du discours de Dominique de Villepin à New-York pour prévenir des dangers d’une telle intervention. Un discours historique applaudi par l’ensemble de l’Assemblée nationale, une première dans l’histoire de l’institution. Et les fait ont malheureusement donné raison à l’avertissement de la France. Cette décision ne venait pas du ministre des Affaires étrangères de l’époque, athlantiste notoire élevé à Washington, fils d’un député antigaulliste mais bel et bien du président Chirac. De ce dernier, on peut tout dire : ses multiples trahisons et coups bas, les affaires judiciaires dont il parvint comme tant d’autres à échapper, sa politique intérieur d’une médiocrité absolue mais nul de pourra lui reprocher d’avoir défendu l’indépendance de la France au niveau diplomatique, alliant patriotisme et universalisme.

Cet homme si souvent caricaturé de « Français moyen » avec son goût pour les bières Corona et la tête de veau, était pourtant un être d’une grande culture et un passionné des autres civilisations comme le montre physiquement la création du musée au Quai Branly. « Le seul homme a lire du Ronsard sous un livre de cul » pour reprendre la citation de Marie-François Garraud, son ancienne collaboratrice et maîtresse.

Bien sûr, sa politique étrangère ne fut pas uniquement marquée par des considérations philosophiques, les intérêts économiques entre la France et ces états furent d’une rare importance notamment en Irak. Les ventes d’armes et le financement occultent de certaines campagnes électorales restent la face noire de cette période. Mais ce goût des autres, quasi instinctif, s’était manifesté aux yeux du monde lors d’une altercation avec un militaire israelien. Alors qu’il tentait de serrer la main à un vieux marchand palestinien, il n’avait pas hésité à s’en prendre directement dans un anglais « très français » au soldat qui avait refusé brutalement ce contact. Il avait récidivé le lendemain dans une église copte, refusant de rentrer dans le batiment avec un homme armé.

Toutes ces images avaient fait le tour du monde et redoré le blason de la France dans le « monde arabe ». Une France gaullienne et souverraine était de retour.

En Algérie, Jacques Chirac avait su réchauffer les liens si passionnels et si passionnés. Ces deux visites en 2001, à Bab-el-Oued après les inondations puis en 2003, s’étaient accompagnés de bains de foule inimaginables en France. Cette même année, l’opération « Djazair » inaugura une année de l’Algérie en France et de la France en Algérie, avec près de 300 manifestations culturelles de part et d’autres de la Méditerranée.

Jacques Chirac avait également créé des liens humains très forts avec des dirigeants « arabes ».

Rafik Hariri en premier lieu. Dans un pays, où les arabes sunnites étaient animés d’un fort sentiment antifrançais, la francophilie des Hariri avait dans un premier temps facilité les contacts entre les deux hommes. Une véritable amitié était née. Le président libanais logea dans son hôtel particulier parisien l’ancien président après son départ de l’Elysée en 2007. Hariri était l’oeil de Paris dans la région. Un véritable conseiller spécial sur place. Pas un jour sans qu’un coup de téléphone ne soit passé entre les deux hommes d’état en exercice. En 2002, Jacques Chirac avait personellement veillé sur la conférence de « Paris II » où le président libanais avait trouvé auprès de donateurs les quelques milliards de dollars permettant de sortir son pays de la faillite. L’assassinat de Rafik Hariri fut vécu comme un véritable drame personnel.

Paradoxalement cette amitié ne fut jamais l’objet de contentieux avec Damas. Jacques Chirac, critique sur la tentative d’hégémonie syrienne sur le Liban avait toujours entretenu des liens plus que cordiaux avec les Assad se montrant très critique sur les tentatives de déstabilisation israelo-américaine dans la région.

Longtemps, il fut repproché à la diplomatie française et par une certaine gauche, de ne pas se soucier du statut démocratique de ces états et de soutenir certains dictateurs. Les héritiers de Jules Ferry, dont beaucoup tel Dominique Strauss-Kahn avaient ouvertement critiqué l’arrogance française sur le dossier irakien en 2001, représentaient un espace politique où la conception des droits de l’homme associée très souvent à un atlantisme passionnel, primait sur la realpolitik gaullo-chiraquienne. S’entourant d’éminents spécialistes du monde arabe, du maître espion Philippe Rondot aux diplomates Bernars Bajolet ou Yves Aubin de la Messuzière, Jacques Chirac aura été dans les moments de tension au Maghreb face à la menace islamique un partenaire fidèle, quitte à fermer les yeux sur des pratiques policières souvent en porte-à-faux avec les conventions internationales. Il n’était pas question pour l’ancien président de cesser les échanges avec ces pays, et ce quelque soit le régime en place.

Les liens avec Ben Ali et l’Elysée furent par exemple très intenses. Cette proximité sera notamment reprochée au clan chiraquien après la Révolution de 2011 et notamment à Michèle Alliot-Marie qui bénéficia pendant longtemps d’appartement luxueux dans l’ancienne Carthage. Et vice-versa… Durant ces deux mandats, un nombre important de contrats commerciaux furent signés entre les deux pays, notamment dans l’industrie textile qui fut plus que profitable à l’économie tunisienne.

La proximité entre la famille royale marocaine et le Président français a toujours également également très forte. Durant de la crise de 2002 opposant le Maroc et l’Espagne, à propos de l’îlot Persil, le président français fut le seul dirigeant européen à soutenir ouvertement le roi du Maroc quant les autres dirigeants européens avaient joué la carte de la solidarité communautaire. Le Maroc était pourtant l’agresseur. Idem, sur le dossier du Sahara occidentale, où la France soutint systématiquement le Maroc, malgré les plaintes incessantes de l’Algérie.

Les réactions pleines d’affection à Alger, Rabat ou Beyrouth après la mort jeudi de l’ancien président ont montré l’étendue des liens unissant l’ancien Président avec ces pays. Tout ne fut pas parfait, mais les positions de plus en plus néo-conservatrices de ses successeurs, avec pour summum la présidence de Nicolas Sarkozy, ont profondément modifié l’influence française dans ces régions.

Jacques Chirac reste un héritier direct d’une tradition gaullo-bonapartiste aux accents pro-arabes très affirmés, Napoléon Bonaparte comme son neveu avaient rêvé d’un empire puis d’un royaume arabe détaché des tutelles de l’époque.

L’ancien président mort à 89 ans reste le dernier dirigeant à avoir incarné une certaine idée de la France àl’étranger et de l’échange entre les cultures. Le musée du Quai Branly comme le refus de s’engager dans une croisade en Irak restent les actes les plus pertinents et les plus symboliques de son rapport au monde et à la vision universaliste d’une France sûre d’elle-même et de ses principes.

On en est loin aujourd’hui…

Quand l’Egypte parlait « français »

Emmanuel Macron à Abu Simbel, Egypte.
Ludovic Marin, AFP

Loin des « gilets jaunes » ou « des foulards rouges », le président Macron est en Egypte. Journées plus calmes où entre deux visites de Pyramides, le « Marcheur » vend des armes, des Rafales au si contesté président Sissi.

Pourtant longtemps, Egypte et France furent d’une rare proximité où Canal de Suez et poésie faisaient un pont inédit et solide entre nos deux contrées.

« Il y a vingt ans, l’Egypte était une terre française. M. de Lesseps était prophète, et quand on avait dit: «Monsieur le Comte», on avait tout dit. » Ces quelques mots furent écrits le 20 octobre 1894 par le homme dont le nom évoque toute l’aventure du colonialisme français: Lyautey.

Sans avoir été une colonie ou un protectorat de notre pays, le delta du Nil se laissa pendant plus d’un siècle transporter par les méandres d’une France, au rôle important mais souvent méconnu dans la construction de cette nation moderne : l’Egypte.

Aujourd’hui, les relations franco-égyptiennes semblent se limiter à la vente de quelques Rafales, puisque que l’état dirigé par le maréchal Sissi est aujourd’hui « notre » troisième client.

Mais il fut un temps où la France était vue d’un regard plein de chaleur et de respect. Retour sur plus d’un siècle de francophilie passionné, brutalement dissipée, sur la terre des pharaons.

Ces liens commencent pourtant mal lorsqu’un général corse débarque à Alexandrie pour défendre en 1798 le sultan de Constantinople face aux velléités indépendantistes d’un mamelouk, albanais de sang et débonnaire d’esprit.

Sans rentrer dans les détails, éviter Jaffa et Aboukir contre nos vieux « ennemis » Britanniques. La conquête n’est pas que militaire. Elle est « humaine » dans sa globalité.

Le futur empereur de Saint Hélène emmène avec lui des savants (dont le mathématicien Monge et bien d’autres), des peintres, ses lettrés. Le Franc-comtois Gérôme l’immortalisa à la vue des pyramides.

Comme Alexandre avant lui, Napoléon, fils de la Révolution, voit dans chaque conquête, la découverte de civilisations exceptionnelles.

Mais la France va rester sur place. Durablement.

Tel un Bernadotte pour le trône de Suède, la France révolutionnaire puis bonapartiste a su faire émerger des tréfonds de son âme des talents venus du peuple que le monde nous envie, nous prend. Mehemet Ali, le père fondateur de l’Egypte moderne, confie la formation de son armée à un officier de renseignement de la Grande Armée, Joseph Sève. Ce Lyonnais, aux racines beaujolaises est un vétéran de Trafalgar et des campagnes d’Italie. Resté en Egypte, il se converti à l’islam et devient célèbre sous le nom de Soliman Pacha. C’est lui qui va moderniser l’armée égyptienne en la dotant d’une artillerie et d’officiers dignes de ce nom. Généralissime des armées d’Egypte, devenu Pacha, il est promu grand officier de la Légion d’Honneur par Louis-Philippe. Le roi Farouk, , dont nous reparlerons, dernier roi du pays, n’est autre que… son arrière-arrière-petit-fils.

Au niveau financier, le pays a besoin de deniers pour aménager le pays jusqu’au Soudan. Devant une Grande-Bretagne désireuse de défendre la route des Indes en accaparant une Egypte, la France fait figure de modèle. Malgré des réticences au début, le projet du diplomate Ferdinand de Lesseps de construire un canal pour rejoindre la mer Méditerranée et l’océan Indien. Ce tracé va profondément changer l’histoire de la région. 40 000 actionnaires français donnent 200 millions de francs. Le chantier dure dix ans de 1859 à 1869. Une emprise française que va bientôt contester les Brittaniques, nouveau maître du pays, qui rachètent les dettes de l’État égyptien.

Qu’importe ! L’obélisque de Louxor, place de la Concorde ,offert en 1836 marque l’amitié entre nos deux pays.

L’égyptologie en France a un succès fou. Il n’est pas chauvain de prétendre qu’hormis Howard Carter, la France a eu avec Champollion, Pierre Montet ou Christiane Desroches-Noblecourt parmi les plus grands Egyptologues ? Qu’outre des spécialistes de l’antiquité, Louis Massignon, l’un des plus éminents islamologues du Xxème siècle a longtemps étudié au Caire tout comme de plus « jeunes » chercheurs à la réputation mondiale à l’instar de Gilles Kepel ou Henri Laurens.

Dans la France de Balzac, Hugo, Flaubert, dans cette France de 1848, la culture est centrale. La IIIème République crée des écoles françaises, laiques comme catholiques sur le territoire égyptien. Le savoir devient une arme diplomatique. Les droits de l’homme par la salle de classe.

Comme au Maroc, pour les Juifs, l’école permet aux Chrétiens d’Egypte, commerçants des villes pour la plupart de s’émanciper du pouvoir sunnite et de prendre leur place dans la modernisation de leur pays. Beaucoup aiment à dire que leur présence est antérieur à l’Islam. Qu’ils soient coptes au Caire ou Grecs orthodoxes à Alexandrie, ils suivent des cours dans les missions laiques ou catholiques avant de continuer entre Paris ou Le Caire leur formation académique. Comme la poète Andrée Chédid la famille Boutros Ghali par exemple, qui donne un Premier ministre dans les années 1910 puis un Secrétaire générale de l’O.N.U…. le tout sous de signe de la francophonie et de la France de 1848. De plus, l’ennemi commun, l’anglais, est un nouvel argument à ce rapprochement. Le Français n’est pas qu’une langue, c’est une pensée.

L’influence de la révolution française, du Printemps des Peuples de 1848 donne de l’espoir aux nationalistes égyptiens. Rousseau, Montesquieu côtoient des auteurs arabes, comme Boutros al-Bousthani, Jamal Al-Din ou encore le syrien Al-Kawakibi. La « Nahda » (« L’ essor », le « renaissance ») est en marche.

Est-ce pour rien que des Arabes venus de Syrie, du Liban ou d’Egypte créent en 1913 un Congrès national arabe ?

Les guerres mondiales ne changent rien. Malgré la boucherie de 14-18 et 1940, l’influence française est axée sur le Levant pendant que les Britanniques à Lausanne et à Sèvres tentent de garder leur main-mise sur la région.

Seul petit bémol peut-être durant la Seconde guerre mondiale, c’est d’Alexandrie que les Barberot, Patou et autres D’Estiennes d’Orves quittent la Marine si Vichyste pour devenir des Héros de la France Libre, pouvant s’appuyer au départ sur la grosse communauté française des années 40 pour se cacher et rallier De Gaulle, dans une région Pétainistes et Gaullistes se livrent une guerre d’information sans répit.

Dans les années 50, on sauve les meubles, la France souhaite conserver sa place dans ce pays malgré l’effondrement de 1940 et une décolonisation qui sent la fin d’une histoire. Pour garder nos intérêts tant économiques que culturelles, on envoit nos diplomates les plus chevronnés : Couve de Murville devient ambassadeur au Caire en 1955. L’Egypte de son Roi Farouk, « le Lyonnais en exagérant », est toujours aussi francophile… mais pas pour longtemps.

1956 c’est la rupture. Pas tranquille. Brutale. Un séisme. Tragique. Presque anormale même. Le Prince Farouk, hier roi pieux et aimé de son peuple. A l’instar, des émirs de la Péninsule arabique, au discours ultra-conservateur à la maison, mais consumériste et libertaire à Marbella, le Roi Farouk passe de plus en plus de temps en France. Pas pour des séminaires au Collège de France, mais dans les plus plus belles cylindrés, avec les plus belles femmes. Mais ce faste irrite profondément une population égyptienne essentiellement composée de faméliques fellahs profondément croyants. Dans un espace géographique de plus en plus épris de discours nationaliste, l’attitude jugée trop conciliante du Roi envers des Britanniques, détenant encore bon nombre de rouages économiques du pays, n’arrange pas les choses. En 1954, des Officiers Libres, menés par les militaires Neguib, Nasser, Sadate prennent le pouvoir. Deux ans plus tard, énième coup d’éclat, Nasser, le plus charismatique de ces révolutionnaires prend la relève face au vieillissant Neguib.

Porte-parole d’un monde non-aligné, chantre du nationalisme arabe anti-impérialisme, le discours du militaire au sourire charmeur et à la carrure sportive va immédiatement effrayé ces adversaire dans la région : Israel, la France, le Royaume-Uni… Du côté de Guy Mollet et de son ministre Christian Pineau, on suspecte-à raison- Le Caire d’armer le F.L.N.

Devant le refus des Américains, nouvelle puissance centrale dans la région, de financer un barrage à Assouan, le général Nasser décide de nationaliser le Canal de Suez. Les Français et les Britanniques, à l’aide des Israeliens, répliquent par l’envoi de parachutiste : c’est « l’Opération Mousquetaire ». Les deux nouvelles puissances mondiales, Américains et Soviétiques, mécontents d’avoir été écarter du projet, décident de faire payer à ces Européens cette attitude arrogante et dépassée. A l’O.N.U., la coalition fait un flop monumental. Mais pour les Français le coup est plus profond encore. « Le sens de l’histoire » pour reprendre le génie hégélien. La débâcle est inique. L’Egypte et la Syrie, les deux pays baassistes de la région coupent les liens avec la France. Près de 150 années d’amitiés sont balayés après cette catastrophe diplomatique. Cette crise a un impact important pour les intérêts français et marque d’une profonde francophilie de la part d’une certaine bourgeoisie notamment chez les Chrétiens. On ferme les deux principaux lycées de la mission catholique française. On ferme également les instituts de droit et d’archéologie. Nasser fait expulser 300 instituteurs. L’impact n’est pas que culturel mais également économique : les avoirs français sont bloqués, on passe de 12,5 à 3 milliards de Francs. Les livraisons de coton-centrales pour notre industrie-passent, elles, de 15 milliards à 2 milliards… on ferme le ban.

Le Français reste pourtant, une langue éprise. Les liens du coeur ont beau avoir été affectés, il reste toujours un certain amour, une certaine nostalgie… comme les vieux flirts de jeunesse.

Aujourd’hui près de 150 000 Egyptiens vivent en France, un chiffre relativement important si on se réfère à une communauté non-issue de notre empire coloniale, et non employable dans les secteurs demandant une main d’oeuvre importante. Beaucoup sont des Chrétiens fuyant l’islamisme violent et purificateur de la Confrérie des Frères… autant d’ambassadeurs sur place.

Alors que l’économie a nettement dépassé la culture comme lien diplomatique avec la mondialisation, quelques Rafales permettent de remplir les caisses de l’État tout en renforçant l’assurance de nos « Coqs » à l’Elysée depuis Jacques Chirac jusqu’à Emmanuel Macron. Mais c’est trop… 1956, la fin des colonialismes, l’activité américaine dans la région et une vie intellectuelle française loin de l’hégémonie du XIXème siècle ont fait le reste… pour combien de temps ? Nul ne le sait…

A moins d’une « Nahda » française … qui vivra verra !


« La Gauche, les « Arabes » …

 

Soyons clairs: le mot « Arabe » est un fourre-tout ! Comme le mot « gauche » d’ailleurs ! Des termes utilisés à l’emporte pièce. Le bazar d’une vieille medina où chaque stand à sa propre sauce! Mais il fallait bien désigner en un seul mot toutes les populations du bassin méditerranéen que la France a colonisé. Parlant à l’origine les langues berbères, phéniciennes ou syriaques, toutes ces populations ont subi des métissages divers et variés dans ce croisement culturel permanent nommé Mare Nostrum.

En toute logique, nous ne parlerons pas des habitants de la péninsule arabique dans ce billet mais bien de ces populations arabisées par les conquêtes musulmanes à partir des VIIème et VIIIèmes siècles qui ont croisé la route de notre Hexagone dés le début du XIXème et ce quelques soit le régime (Second Empire, IIIème et IVème république, la parenthèse vichyste….) ou le statut (département, protectorat etc.) des deux acteurs.

Héritière des valeurs universelles de la Révolution française, des combats de l’Affaire Dreyfus voir du marxisme, la gauche a longtemps été vue comme un espoir d’émancipation pour les peuples colonisés et d’origine musulmane… en trompe-l’œil bien souvent. La gauche institutionnelle et de gouvernement. Celle des décideurs, non des experts. Ceux qui tranchent, prennent des décisions pour le grand bonheur ou le malheur des administrés. Dans la réalité, la vraie…pas celle des livres. Car il y en a d’autres de gauche: celle des artistes, des associations, des opposants perpétuels à tout pouvoir… Une partie des intellectuels « progressistes » pour reprendre ce terme, a bien œuvré avec détermination contre le colonialisme durant l’entre-deux-guerre sous l’influence du communisme. Le point d’orgue de cette lutte s’est bien entendu effectué lors de la guerre d’Algérie auprès de ces « dreyfusards » pour reprendre les termes de Pierre Vidal-Naquet (d’une gauche aux multiples reflets et variantes (qu’ils soient chrétiens, communistes, trotskistes ou gaullistes, à lire dans mon premier ouvrage « Trois historiens face à la guerre d’Algérie » préfacé par Benjamin Stora.). Dans les pas de Claude Bourdet, Jerôme Lindon, Frantz Fanon ou Francis Jeanson, nombre d’universitaires, de journaliste, de militants ont combattu, écrit, soutenu ou sont morts (comme le mathématicien communiste Audin) en faveur de l’indépendance de l’Algérie.

Mais la politique c’est autre chose. « Gouverner c’est choisir » clamait Pierre Mendès-France ou « subir  » (une pensée pour un ancien enseignant de Toulouse, Jean-Michel Eymeri-Douzans).

Beaucoup d’hommes de gauche ont tenté de garder un contact concret et sincère avec les pays du Maghreb et du monde arabe en général après la Seconde guerre mondiale. Certains ont fait des réformes, pris des risques, mis fin aux protectorats marocains et tunisiens avec PMF en 1956. D’autres Alain Savary, Michel Jobert, Jean-Pierre Chevènement ou Arnaud Montebourg ont fait ce qu’ils ont pu … à leur échelle. Mais la gauche de gouvernement (qu’il s’appelle S.F.I.O., P.S., P.R.G. voire P.C.F. de manière indirecte) a globalement déçu. Trahi disent certains. Peut-être trop idéalisé aussi. Toujours est-il que de part et d’autre de la Méditerranée, le message n’est pas toujours bien passé. De l’internationalisme théorique, on leur a reproché un chauvinisme étriqué. Une politique de droite quoi. Ou dans le souvenir fantasmé du gaullisme, de trop soutenir les Américains et Israéliens. Des critiques parfois injustes, parfois fondées pour une politique toujours contestée.

Dés le Front populaire, nombre d’Indigènes ayant servis dans les tranchées espéraient obtenir la citoyenneté française. Le Projet Blum-Violette (du nom du gouverneur d’Algérie) est présenté en décembre 1936. Il prévoyait de donner la citoyenneté française à 25 000 Musulmans… face aux manifestations des Européens d’Algérie et à l’opposition de la droite parlementaire, le projet tombe à l’eau (Clemenceau l’avait réussi mais il fut le seul)… premier fiasco. Pour le reste du Maghreb et du Levant… nous en reparlerons. Courant 1944-1945, le Conseil National de la Résistance (très fortement teinté à gauche) ne mentionne rien non plus sur ces territoires et leurs habitants alors que des milliers de tirailleurs marocains, pieds-noirs, algériens ou tunisiens affrontent les Allemands et le froid dans des Vosges ensanglantés par les combats. Alger, Oran sont affamés. Sétif et Guelma ne vont pas tarder. Deuxième fiasco.

Et puis arrivent les années Mollet en 1956. Le retour de la gauche au pouvoir.

En Egypte, l’ancien professeur d’anglais pacifiste voit en Nasser « un nouvel Hitler » et envoie les parachutistes récupérer un canal de Suez.  Sa grille de lecture issue des années 30 et son fort attachement à Israël font le reste. Suez est un fiasco…Nasser un « héros dans le monde arabe ». La France et son allié anglais la risée de l’Ancien monde.

Au Maroc et en Tunisie, on arrête comme rarement auparavant les opposants et on soutient les colons à l’heure où le globe se libère de la domination européenne… mais c’est rien à côté de l’Algérie! Guy Mollet et son entourage (Max Lejeune, Christian Pinault, Marcel Naegelen…) vont opérer la politique la plus dure et la plus répressive des événements comme on dit à l’époque… refusant d’écouter des hommes comme Ferhat Abbas ou Jacques Chevallier appelant au dialogue, les Socialistes au pouvoir font arrêter Ben Bella, couvrent la torture, truquent les élections notamment à Oran, multiplient les arrestations arbitraires et cerise sur le gâteau: envoient près d’un million de jeunes conscrits français dans le djebel… la fracture est définitive. Le Parti Communiste Français de son côté a effectué un virage à 180° en passant d’un Algéristan à la soviétique à l’Algérie algérienne mais il en a l’habitude! La S.F.I.O. de Jaurès ne s’en relèvera pas… et le lien avec les intellectuels et la Méditerranée, non plus…

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Le Président du Conseil, Guy Mollet, serre la main du Président de l’Assemblée algérienne Salah Abd el Kader le 08 février 1956, lors de sa visite à Alger. © AFP / INTERCONTINENTALE

Le prestige du général de Gaulle dans ces pays méditerranéens est dans les années 50-60 très fort, la gauche en reconstruction avec ses clubs, Mai 68 et tutti quanti… L’Orient paraît loin. Avec Giscard d’Estaing et son U.D.F. « très Algérie française » (Merci l’OAS d’Hubert Bassot et de Claude Dumont pour la campagne de 1974) on est encore plus loin du royaume arabe de Napoléon III. Bonapartiste contre Orléaniste même en Orient.

Mais les années Mitterrand n’ont rien à voir « Mollet ». Moins d’idéologie plus de cynisme. Mais est-ce mieux ? Lorsque l’ancien ministre de l’Intérieur de Mendès-France (qui collectionne le triste record du plus grands nombres d’Algériens guillotinés avant de devenir en France le Président de l’abolition de la peine de mort!)  arrive au pouvoir la gauche semble avoir changer…. Le P.S.U. des Porteurs de valises est actif mais peu  nombreux, la nouvelle génération des Sabras (sans Chatila) loin de 1962. La gauche est très fortement attachée à Israël (Mais n’est-elle pas née en partie avec l’Affaire Dreyfus et les luttes contre l’antisémitisme des années 30 ?). Tonton a pourtant reconnu en 1972 l’Organisation de Libération de la Palestine et Yasser Arafat. En Afrique, le fameux « pré-carré », Foccard et les années noirs du gaullisme ont été remplacé par Guy Penne, docteur et « maçon ». Pour nos anciennes le Maghreb-Mashrek, la realpolitik va primer. Le talent de Claude Cheysson au Quai d’Orsay (le conseiller diplomatique de Mendès-France en 1956) et le cynisme de Mitterrand se heurtent à la réalité du monde. François Mitterrand devient le Président français le plus interventionniste au Moyen-Orient. En 1982, les Français interviennent au Liban encerclé par Israël et récupèrent via le « maître-espion » Rondot le chrétien Aoun, chef des phalanges chrétiennes en douce… à la barbe, si je puis dire, des autre Levantins. Après l’attaque du Drakkar en 1983 par les services iraniens (où 58 parachutistes français sont morts), Jean-Pierre Filiu rappelle dans un article concernant « la Politique de Mitterrand au Moyen-Orient » cette interview donnée au journal « Libération » où le Président déclare clairement:« Je ne peux pas signer — je m’y refuserai — la disparition de la France de la surface du globe en dehors de son pré carré  ». Les choses sont claires. Passons sur le cynisme absolu concernant les régimes en Perse et en Mésopotamie en matière de commerces d’arme (la cause du « Drakkar »)… François Mitterrand engage les troupes françaises avec les Américains lors de la guerre du Golfe contre l’Irak. Cassure à gauche avec son ministre des Armées Jean-Pierre Chevénement, les communistes et les pays du Maghreb. Grosse crise avec le monde arabe, la France est incomprise.

Machiavélique, comme jamais, Mitterrand a également jouer le jeu très dangereux des islamistes. En 1979, il soutient l’ancien exilé d’île-de-France l’Ayatollah Khomeiny contre le Shah. Lors des années noires à Alger, il reçoit l’islamiste algérien Belhadj à l’Elysée par la porte de secours en pleine période de guerre civile en Algérie… Seuls les vieux « Gaullistes » comme Pasqua font les yeux doux à Bouteflika et sa bande. Décidément « Gaulliste-FLN » même combat ? Les démocrates algériens reprocheront longtemps au pouvoir socialiste un manque de soutien clair à leur égard. Enfin bref… « Tonton à Tobrouk » aura été un demi-succès dans les salles, relançant l’éternel débat, Mitterrand était-il de gauche et ceux même dans son rapport à l’Orient ?

Mais depuis, on continue dans le brouillard. On va d’incompréhension en incompréhension. De ces députés socialistes qui applaudirent les frappes sur Tripoli élaborées par ce couple si grotesque qu’ont été dans cette affaire Nicolas Sarkozy et Bernard Henri Lévy. Certes François Hollande, qui effectua son stage d’énarque à Alger, a relancé les relations avec Bouteflika. Mais des mauvaises langues pensent même que Jospin président la France en 2003 serait intervenu avec Bush en Irak… Politique fiction quand tu nous tiens…

Le tableau peut paraître noir (gris foncé) et personne ne sait ce que les opposants à ces différents gouvernements auraient fait à leur place. Bien sur, il y eut des divisions, des cassures, des ruptures… mais la gauche au pouvoir a très largement incompris ces régions, aux combien diverses mais pourtant si proches… que d’actes manqués, que d’incompréhensions, que de déçus des deux côtés de la mer Méditerranée.

 

Un contre-exemple mérite quand même d’être cité et connu: car au milieu d’un désert de mirage, il y a parfois le visage d’un espoir qui se dessine: Pierre Viénot.

Ce jeune lycéen, originaire de Picardie, s’engage volontairement  comme artilleur dans la Somme où il est blessé deux fois. Par des rencontres après la guerre, il intègre le Cabinet du Maréchal Lyautey, Régent tout-puissant du protectorat marocain. A côté du vieil homme qui le considère comme un fils, il va apprendre loin des livres, toute la diversité de ce royaume millénaire. Il apprends à composer avec les différentes tribus berbères, les Arabes et à maintenir l’influence de la France sans pour autant casser les traditions locales. Monarchiste invétéré, opposant au colonialisme jacobin des Galliéni (dont il fut un proche) ou de Sérail, Lyautey va s’avérer un diplomate particulièrement fin et le rénovateur absolu de l’état marocain, le fameux Makhzen. Une leçon pour Pierre Viénot. Après l’échec du Bureau Franco-Allemand, où plein d’idéalisme, il pensait assurer une paix pérenne entre les deux voisins, il devient député des Ardennes. Spécialiste des Affaires étrangères à l’Assemblée, ces avis sur l’Europe et l’avenir des colonies sont particulièrement écoutés dans la Chambre. Quand arrive « le Front Populaire », cet homme appartenant au micro-parti « Parti républicain-socialiste » est nommé sous-secrétaire aux Protectorats du Maghreb et aux Mandats du Proche-Orient. Des leçons de Lyautey, il a compris à se concerter avec les acteurs locaux, à ne pas les mépriser. Il prend un jeune germaniste comme directeur de cabinet Pierre Bertaux et le brillant orientaliste, membre de la SFIO, Charles-André Jullien. Il multiplie les voyages au Levant et parvient à négocier  à l’automne 1936, les traités accordant l’indépendance au Liban et à la Syrie. Ces traités ne sont pas ratifiés, en raison de l’hostilité du Sénat, mais ils servent de base pour l’indépendance effective de ces pays, à la fin de la Seconde guerre mondiale. Entre l’échec de « Blum-Violette », la non-intervention en Espagne en faveur des Républicains et le début des divisions à gauche sur l’Allemagne, l’action de Viénot est un miracle. Laic certe. Au Maghreb, sa politique vise à renforcer le droit des indigènes provoquant la fureur des colons. Son discours à la radio tunisienne du 1er mars 1937 visant à renforcer les droits des Tunisiens lui vaut d’être considéré par les plus influents colons comme « l’Antéchrist » Charles-André Jullien (« L’Afrique du Nord en marche »). De cette période va naître une amitié profonde et durable avec le leader du « Néo-Destour », un certain Habib Bourguiba…

1943
Monsieur « Monde Arabe » sous Léon Blum, il est également le seul dirigeant du Front Populaire fait « Compagnon de la Libération ».

Et puis il y a la chute du Front populaire, la guerre, l’aventure du Massilia, l’arrestation à Rabat puis le procès de Clermont-Ferrand avec Mendès-France et bien d’autres… son évasion, la création du mouvement « Libération-Nord »  dont il est un des leaders. Une seconde fois incarcéré, il s’évade et rejoint Londres où il va devenir jusqu’à sa mort l’Ambassadeur spécial de la France Libre auprès des Anglais. Il va s’efforcer -au prix de d’une santé fragilisée par les affres de la Grande guerre – à maintenir une France totalement indépendante à la Libération. Une France administrée par le Gouvernement provisoire de la République Française et non par les troupes anglo-américaines, le fameux plan AMGOT (Allied Military Government of Ocupied Territories). Il accompagne le Général de Gaulle à Bayeux durant l’été 1944. Mais succombe d’une crise cardiaque quelques semaines après le 20 juillet 1944.

Viénot et d’autres incarnent de manière plus minoritaire une gauche de gouvernement qui a su concilier le difficile compromis entre un patriotisme intransigeant et un universalisme sans compromission… un équilibre en réalité si périlleux mais tant souhaité, tombant si souvent dans l’eau de l’Al Cawthar ou Styx…selon les points de vue.

Fès vend son mellah !

 

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La Maison de Maimonide…une caverne d’Ali Baba chargée de mémoire…paradoxe locale. Photographie personnelle.

Si un jour, vous passez à Fès, capitale spirituelle du Royaume chérifien… oubliez la chaleur estivale étouffante de cette cité construite entre Rif et Moyen-Atlas…loin de la mer. Humez plutôt ce vent frais de cultures brassées en 1500 ans d’histoire.

Fondée par le grand Moulay Idriss 1er en 789, la cité a accompagné l’existence du Maroc ,de la dynastie des Mérinides jusqu’au Traité de Fès de 1912 qui instaura le protectorat français. Forteresse arabe au milieu de massifs berbères, c’est une autre communauté qui attire notre attention dans ce billet: la communauté juive de Fès.

Prenez Bab Guissa, une porte monumentale du XIIème siècle au nord-est. Longez la mosquée du même-nom et sa medersa (école coranique)datées toutes deux du XVème siècle. Traversez la plus grande médina du Maghreb. Entre les stands de fruits et légumes de la plaine fertile du Saiss, au milieu des robes-les plus belles du Maghreb vous dira-t-on, des teintureries où des hommes de tout âge travaillent de manière harassante jusqu’à point d’heure, entre deux « bouibouis » où des fassis refont le monde autour d’un thé à la menthe,..  bref dans ce souk (pour le reste achetez « le Guide du Routard »)… il y a la maison de Maimonide.

Maimonide (1138-1204), Moise de son doux nom, est très certainement le plus grand réformateur du judaisme au Moyen-âge. Originaire de Cordoue, il fuit avec ses parents l’intolérante dynastie des Almohades pour se réfugier comme beaucoup de ses compères vers le Maroc et plus particulièrement à Fès la spirituelle. C’est dans cette bicoque, typique d’un mellah (le quartier juif) que ce médecin, astrologue se fit le représentant de la pensée scolastique (ce courant philosophique qui prédomine entre le XIème et le XVème siècle et dont il fut, comme Averroès pour l’Islam ou Saint Thomas chez les chrétien, l’une des figures de cette « doctrine » mêlant Saintes écritures et philosophie aristotélicienne). « L’Aigle de synagogue », spécialiste éminent du Talmud, reste le plus bel exemple de la tradition judéo-andalouse. Ses travaux firent « débat » jusqu’à la fin du XIXème au sein de la communauté juive. Et c’est dans ce lieu justement qu’il écrivit ses ouvrages les plus importants.

Mais si aujourd’hui « la maison » symbolise l’histoire juive de Fès et du Maroc, c’est surtout car le salon principal regorge de pièces religieuses issue de la grande synagogue de Fès,  d’écoles juives locales, de particuliers…! Chandelier, mezouzah, banc avec noms des fidèles, Torah… Des pièces de plus de 500 ans d’histoires oubliés de tous. Avec le départ des Juifs de Fès, c’est l’ensemble des objets religieux qui sont restés sur place. Rien n’a été amenés… tout est figé dans le temps et dans le sol…faute d’acheteurs ! Car ni l’état d’Israel (où les « Marocains » et leur descendants restent la deuxième communauté avec 800 000 personnes après les « Russes »), ni les nombreuses associations juives de France, de Navarre et du monde ne se sont intéressées à ce trésor! Sans le dévouement d’un Sarcellois de 73 ans originaire de Fès, où serait ce patrimoine, qui dépasse l’histoire religieuse ou communautaire pour rentrer dans le patrimoine historique de l’humanité ? Comment qualifier un monde où passé, mémoire, transmission se sont évaporés dans les nimbes de l’instantané ?

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Torah à vendre…

Gardé par un vieux musulman, comme la majorité des sites juifs du pays, l’autre gardien-celui de la mémoire- tente par tous les moyens de trouver une issue. Une « une » du journal « le Monde » datée du vendredi 27 mai 2003 est placardé près de la porte d’entrée. Le désarroi a poussé cet homme à investir le célèbre Hôtel Drouot à Paris. On vendait par exemple « une imposante fontaine-et son bassin-ornée de zéligs, des carreaux de céramiques fassis, se caractérise par des inscriptions en hébreux (3500 et 5000 euros) » et livrable à domicile en plus!

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Article du monde daté du 27 mai 2003 relatant une vente aux enchère à l’Hôtel Drouot de pièces issues de la maison de Maimonide.

Pour comprendre, l’importance de ces « objets » peu communs, retour sur 2000 ans d’histoire juive au Maroc comme à Fès.

Descendants des « tobashims » (ces tribus berbères judaisée au temps de l’Afrique du nord romaine) ou des « megorashims » (exilés de force d’Espagne ou du Portugal après la Reconquista), les Juifs ont avec le Maroc une histoire ardente, pleine de passions. La majorité  était artisan, boutiquiers voire paysan pour ceux de l’Atlas. Ils occupaient des métiers dévalorisés par l’islam: savetier, forgeron etc…  ces dhimmis-sujets de seconde zone- eurent également au sein des grandes dynasties- mérinides, almohades, almoravides leurs représentants, leurs élites: riches commerçants, influents lettrés voire médecins à la Cour des différents califes ou sultans…

En réalité de haut en bas, les musulmans ne peuvent se passer de leur juif. Comme l’explique très l’historien Denis Rivet « Les juifs ne sont ni dans la société maghrébine, ni en dehors, mais un entre deux: ni peuple hôte dans la cité, ni peuple paria victime de la dhimmitude (dhimmi: le terme coranique pour désigner le « protégé » ). Avec les musulmans, ils vivent dans un état de voisinage et d’exclusion, de complémentarité et de concurrence, de proximité et de différenciation. »

 

C’est avec le protectorat français que les choses vont s’accélérer. L’arrivée d’une nouvelle économie »industrieuse » détruit les petits métiers et met beaucoup de juifs dans la misère. La crise de 1929 amplifie le phénomène. Mais à l’instar de leur coreligionaire de France ou d’Algérie, les valeurs républicaines deviennent leur horizon. Bénéficiant des écoles françaises ouvertes à Fès ou Casablanca (où des structures intracommunautaires de l’Alliance israelite universelle), bon nombre de Juifs vont profiter de cette ouverture pour faire de brillantes études et s’élever socialement dans « leur » royaume ou parfois à l’étranger et notamment en France. Le sionisme apparut dans les années 20 sur place ne les intéresse peu… Mohammed V les protège durant la Seconde guerre mondiale, selon la tradition… mais très vite les événements du Proche-orient vont avoir un impact sur le sort des Juifs du Maroc. Des pogroms, il y en a eu, et notamment avant le protectorat. A Casablanca et à Fès, justement, le mellah s’est enflammé à de nombreuses reprises n’en déplaisent à certains… En 1033, déjà les zénètes avaient massacré des Juifs dans la ville. Plus proche de nous, pendant deux jours, du 17 au 19 avril, les 12 000 habitants de la mellah fuient, poursuivis par les habitants car suspectés d’être trop proches des autorités coloniales un mois après la signature du Traité…46 Juifs meurent. La mellah est enflammée et nombre d’ouvrages sont détruites…

Après 1948, et la naissance de l’Etat juif, les tensions réapparaissent. Et les mauvais souvenirs reviennent. Pourtant nombre de Juifs jouent un rôle de premier ordre dans la lutte indépendantistes. Au sein du principal parti, l’Istiqal (« Indépendance » créé en 1943) le leader, le professeur de mathématique Medhi Ben Barka côtoie des militants juifs désireux eux-aussi de défendre leur « patrie ». Mais c’est au sein du Parti communiste marocain que leur présence se fait le plus remarquée avec notamment deux Fassis Simon Lévy et Albert Fasson qui en furent les dirigeants. Mais après la mort de Mohammed V, les choses changent. Si nombre de juifs incorporent les administrations du Makhzen, les manifestations antijuives s’accélèrent et c’est une histoire de près de deux millénaires qui s’achèvent progressivement. On estime qu’entre 1950 et 1960, 250 000 marocains auraient fuit vers Israël. Les autres vers la France et Sarcelles, Villeurbanne, Marseille…de plus en plus de jeunes-les derniers-vont faire leur études à Paris, New-York, Montréal ou Tel-Aviv…très loin de la maison de Maimonide !

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Simon Lévy (1934-2011, immense figure la gauche marocaine…dans une synagogue fassie. DR.

A Fès, ils étaient 16 000 en 1950 et ne sont plus qu’une centaine de retraités aujourd’hui…eux représentaient sous le protectorat 10% de la ville.

Sauver les meubles (dans les deux sens du terme) chargés d’histoire, de mémoire c’est sauvegarder toute la beauté et la diversité d’une terre qui chaque jour périclite (l’auteur de ce billet n’étant ni Juif, ni marocain doit-je préciser) … d’une civilisation qui attend avec impatience une lueur d’espoir et un peu d’humanité… dans ce monde de brute.

 

 

 

Rififi dans le Rif

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Entrer une Des manifestants dénoncent les peines prononcées à l’encontre des militants du Hirak, le 27 juin 2018, à Rabat. PHOTO / YOUSSEF BOUDLAL / REUTERS.

Rififi (Masculin): mot d’argot créé par Augustin Le Breton signifiant « rixe, bagarre » immortalisé en 1957 dans la série des « Rififi » qui donna par la suite l’excellent « Rififi à Paname » en 1966 et l’éternel Jean Gabin…

Le terme lui-même vient du vocabulaire militaire le « rif »  autrement dit « zone de combat, front » … énième mot issu des campagnes coloniales… du nom de cette chaîne de montagne du nord-marocain, éternel lieu de résistance à toutes les invasions.

Depuis deux ans, cet arc montagneux de 360 kilomètres de long, entre Tanger et Al-Hoceima dans le nord du Maroc, est en effervescence. Des manifestations ont été lourdement réprimées entre 2016 et 2017 par l’Etat marocain, dans une des régions les plus pauvres et les plus « remuantes » du pays.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Immersion

Le 28 octobre 2016 dans la principale ville du Rif, la ville touristique d’Al-Hoceima, un jeune vendeur de poisson Mohcine Fikri meurt dans des conditions effroyables: broyé dans une benne à ordure en tentant de sauver sa marchandise, certes pêchée illégalement, des mains de la police. Dans cette région où le chômage frôle les 20% dans certaines contrées – quand la moyenne nationale est à 9%- des manifestations explosent: c’est l’Hirak (« la Mouvance » en berbère).

Pendant un an, des milliers de manifestants vont arpenter les rues de la ville- des jeunes en majorité mais pas seulement- réclamant du travail et plus d’égalité dans les investissements sur la région: « Ou va notre argent ? » scandent-ils.

Au centre de ces foules un homme émerge et va devenir le symbole de cette contestation: Nasser Zefzafi. Agé de 40 ans, diplômé en sciences sociales, cet orateur charismatique, posé originaire d’Izefzafen est à l’image de cette région montagneuse et marginalisé: rebelle et fier.

Moroccan activist and the leader of the protest movement Nasser Zefzafi gives a speech during a demonstration in the northern town of Al-Hoceima
YOUSSEF BOUDLAL / REUTERS

Fidèle aux tribus berbères fuyant dans les montagnes de l’Atlas et du Rif l’avancée des cavaliers Arabes-auxquels se réclame la dynastie chérifienne- le Rif a posé constamment problème à tout pouvoir centralisé.

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Abdelkrim en une du journal américain « The Times »            en 1925.

Dés 1922, le Rif se fait une renommée internationale. comme symbole de la résistance à la colonisation, chez tous les opposants européens comme chez les colonisés. Protectorat français et colonie espagnol depuis le traité de Fès en 1912, (à lire dans mon ouvrage « Amado Granell libérateur de Paris » sorti en 2016 chez l’Harmattan), la région s’enflamme en 1921.

Le 21 juillet de cette même année, 3000 hommes d’Abdelkrim El Khattabi encerclent la base avancée d’Anoual tenue pas les Espagnols du général Silvestre. C’est le désastre d’Anoual. Entre 15 000 et 20000 Espagnols sont massacrés et mutilés. Les photos choquent l’opinion publique européenne. Une des plus terribles défaites subies par une armée coloniale à l’instar d’Anoua ou de Dien-Bien-Phu.

L’ancien chancelier de l’enclave espagnol de Melilla, appelé à devenir un exemple pour Ernesto Guevara, Mao Tsé-Tong ou encore Ho-Chi Minh- fonde après cette victoire la République du Rif le 1er février 1922 avec pour capitale Ajdir. Parlement, monnaie et tutti quanti…

Français et Espagnols, pourtant rivaux dans la région, décident de s’allier contre une armée endurante et aguerrie au relief escarpé dans la région. 400 000 hommes sont confiés au « vainqueur de Verdun » le général Philippe Pétain. Dans une guerre d’une grande brutalité- où les Espagnols contrairement aux conventions internationales n’hésitent pas à utiliser du gaz moutarde sur des populations civiles- le chef rebelle est arrêté par les Français et exilé à la Réunion avant de devenir en 1947 le porte-parole d’un éphémère « Comité du Maghreb Libre » au Caire où il meurt en 1963. Beaucoup de ces hommes aidèrent les insurgés franquistes face à la République espagnole en 1936…mais c’est une autre histoire.

Cette colère endémique ancrée dans ces vallées calcaires ne s’arrête pas là… Dés le début de l’indépendance du Maroc en 1956, le Rif se révolte. De 1958 à 1959, des manifestations éclatent sur tout le territoire rifain. Les manifestants dénoncent ce qu’elle perçoit comme une exclusion des nouvelles institutions  et -déjà- le manque d’investissement de Rabat pour développer économiquement la région. Réponse du prince héritier Hassan II: l’armée royale est envoyée et réprime dans le sang cette révolte faisant 3000 morts.

Afin de vider la région de ces irréductibles autochtones une solution s’impose: l’émigration. Dans les années 60-70, des accords sont passés entre le Maroc, la Belgique et les Pays-Bas. Résultat: des milliers de Rifains partent s’exiler vers Bruxelles, Charleroi ou Amsterdam pour travailler dans les usines, le bâtiment ou dans les mines wallonnes. La majorité s’implantent et envoient de l’argent au pays permettant d’estomper la pauvreté structurelle de la région. Si nombre des descendants de ces travailleurs s’intègrent et réussissent parfois dans le sport ou en politique, certains sombrent dans la délinquance voire le terrorisme comme Salah Abdeslam l’un des assassins du Bataclan… de parents rifains.

Le 26 janvier 1984, la situation explose de nouveau. Hier, bergers ou agriculteurs, les nouveaux insurgés sont désormais des étudiants éduqués et cultivés. Ils dénoncent la hausse des prix de scolarité. L’augmentation des denrées alimentaires fait grossir les troupes et des milliers de personnes battent le pavé dans la ville de Nador (ville d’origine de l’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem). La réponse de Rabat ne se fait pas attendre et, encore une fois, une féroce répression s’abat sur la région. Dans un discours, Hassan II traite les insurgés d’ « Awbach » (sauvages) et exclut le Rif des projets de développement au Maroc… marginalisant davantage une région déjà si…marginale.

Le milieu des années 90 offre une légère accalmie. L’argent des « émigrés », la création en 1996 d’une « Agence pour la promotion et le Développement du Nord » sans compter les champs de haschich, permettent à la région de sortir le bec de l’eau. Ajouté à cela une prise en compte de la culture amazight  et de l’histoire de la région semblent démontrer qu’une nouvelle voie est prise pour un pays enfin uni. Hier interdit au profit de l’arabe, le berbère est désormais enseigné à l’école.

Mais le séisme de 2004 et de nouvelles émeutes en 2011 et 2012 fragilisent de nouveau la région… alors lorsqu’éclatent les manifestations en 2017 le Makhzen envoie les forces armées.

Résultat: des milliers d’arrestations souvent arbitraires comme punition collective.

La majorité est jugée à Casablanca.

Le 26 mai 2017, Nasser Zefzafi est arrêté. Motif: il a arrêté le prêche d’un imam favorable au gouvernement. Des manifestations reprennent de plus belle. Une vidéo le montre à moitié-nu dans une cellule, remplis d’ecchymoses. La ville d’Al-Hoceima et les communes environnantes sont étroitement surveillées. Les policiers en civil sont partout.

Farouchement attaché à sa berbérité (culture marginalisée pendant des décennies par Rabat), les Rifains n’ont pour autant jamais demandé leur autonomie et encore moins une quelconque sécession. Les quelques drapeaux de la République du Rif évoque essentiellement avec fierté leur passé. Car leur vision est bien différente de leurs cousins Kabyles qui sous l’égide du si brillant Hocine Ait-Ahmed (fondateur du Front des Forces Socialistes en 1963) ou de Krim Belkhacem- deux dirigeants historiques du Front de Libération Nationale- ont toujours lutté dés l’indépendance contre la centralisation algéroise de Ben Bella puis de Boumédiene. Ait-Ahmed fut d’ailleurs poussé en exil sur les bords du Lac Léman en Suisse. Le second, Belkacem exécuté  par les services algériens tenus d’une main de fer par le « Béria local », Boussouf.

A l’ouest rien de tout cela. Juste un mélange subtil de marocanité et de défiance viscéral envers Rabat.

Quid aujourd’hui ?

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Emmanuel Macron à Rabat au côté du roi du Maroc. Le roi Mohammed VI ne s’adresse jamais à la presse.© FADEL SENNA / AFP

Malgré une réponse virulente de Mohammed VI, le souverain chérifien apparaît plus ouvert que son père aux aspirations du territoire. L’économie marocaine en plein décollage -avec le port de TangerMed II appelé à devenir le premier port de la Méditerranée occidentale- le Roi a renvoyé trois ministres responsables désignés de la situation à Al-Hoceima et dans les alentours. Un plan « Al-Hoceima phare de la Méditerranée 2015-2019 » a été mise en place avec près de 600 millions d’euros d’investissements prévus.

Mais la situation est loin d’être aussi simple.

D’après Amnesty International, les arrestations arbitraires et des actes de tortures ont été enregistrés sur les quelques 400 militants arrêtés en octobre 2016. Hormis une centaine de libérations sur ordre du Roi pour calmer les âmes, la situation reste complexe pour la majorité d’entre eux. Le 26 juin, la chambre criminelle de la Cours d’Appel de Casablanca a jugé 53 militants dont Nasser Zafzafi. Ce dernier a pris 20 ans de prison. Depuis le 30 août, il a entamé une grève de la faim mettant toute la région en émoi et une grande partie du Maroc… mais jusqu’à quand ?

Un vieux proverbe berbère dit qu »une saison ne respecte pas l’autre »… faut-il croire que la saison des pluies ne s’est jamais réellement arrêtée dans les vallées du Rif…en attendant un rayon de soleil.

Benalla « une Barbouze » ?

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Le président de la République Emmanuel Macron et Alexandre Benalla chargé de mission le 12 avril 2018 à Berd’huis. Photo CHARLY TRIBALLEAU. AFP

L’actualité est décidément un écho permanent à l’histoire.

Un va-et-vient incessant entre les périodes les moins glorieuses de notre vie publique depuis la Libération.
L’affaire Alexandre Benalla a donc fait ressurgir un vocabulaire d’un autre siècle que l’on pensait révolu . Par naïveté ? Par romantisme ? L’opposition parlementaire, de droite comme de gauche, s’est donnée à coeur joie pour qualifier cette situation digne des Pieds Nickelés dans laquelle s’est fourvoyé le pouvoir macroniste : « Barbouze ».

Le mot arrive tranchant comme une lame, terrible semble la sentence … mais c’est quoi une barbouze au juste ?
Retour vers ce fait divers digne d’une Vème République :
Un membre du Cabinet d’Emmanuel Macron est filmé avec un casque et un brassard de la « police » en train de cogner sur des manifestants un 1er Mai. Le jeune homme, âgé de 26 ans, du nom d’Alexandre Benalla, a commencé ses gammes au sein du service d’ordre du Parti Socialiste puis est devenu attaché à la sécurité du candidat Macron lors des élections présidentielles de 2017. Promotion très rapide puisqu’ il intègre le cabinet présidentiel avant cette bévue monumentale.
Le résultat : le premier gros couac de la planète Macron et un énième scandale pour une République encore une fois fragilisée par un népotisme si loin des promesses de campagne…
En Marche … Arrière .
L’embellie de la bande à Deschamps aura été bien plus courte que celle de France 98 mais a qui la faute après tout ?
Au « gros bras » et à son commanditaire…Emmanuel Macron.

Un petit récapitulatif s’impose.

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Un film de Georges Lautner sorti en 1964.

Ce terme a été popularisé par l’excellent Georges Lautner en 1964 dans une parodie burlesque des films d’espionnage. Le mot est pourtant né dix ans auparavant dans le cerveau d’un certain …Dominique Ponchardier, écrivain de polar à succès. Or ce gaulliste de choc, Compagnon de la Libération, a eu parallèlement à sa vie littéraire un après-guerre plutôt musclé… au sein de ses fameuses Barbouzes (encore et encore) mais les vraies cette fois-ci, les dures. Ces hommes venus d’environnements assez différents, furent regroupés, nous allons le voir, afin de lutter en pleine guerre d’Algérie contre les partisans de l’Algérie française et en particulier les « plus excités » : l’Organisation Armée Secrète.
Le tout avec des méthodes prohibées pour les services de l’état, dans un état de droit qui plus est. Des actions semi-clandestines, en « fausse barbe »… des pratiques musclées en période de quasi guerre civile loin de cette vulgaire estocade de voyou comme l’illustre cette scène inondant nos téléviseurs et notre presse depuis quelques jours.

Vie et mort de Lucien Bitterlin
Cette parenthèse politico-linguistique nous permet dans ce premier billet d’ « Un UBER pour Tobrouk » de revenir également sur une mort passée quasiment inaperçue l’année dernière mais symbolisant elle par contre le côté sombre de la période algérienne mais aussi toute la profondeur des relations franco-arabes depuis 50 ans : celle de Lucien Bitterlin, le créateur des vrais Barbouzes pour le coup… en chair et en os.
C’était il y a plus d’un an, un 11 février 2017… son décès ne fit aucun bruit.

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Lucien Bitterlin et un numéro de « France-Pays Arabes »

Né le 15 juillet 1932, le jeune Titi parisien commence sa carrière comme journaliste à l’Agence France-Presse puis comme producteur de radio. Trop jeune pour la Résistance, il milite néanmoins dés les années 50 au sein des organisations de jeunesses gaullistes à Paris. C’est dans ce cadre qu’il va connaître son premier engagement « physique » et politique avec le monde « arabe » : l’aventure des « Barbouzes » (encore et encore…).

Récemment arrivé au pouvoir, le pouvoir gaulliste, crée le 9 juillet 1959, en pleine guerre d’Algérie le « Mouvement pour la Coopération ». Recrutant chez les Jeunes gaullistes, cette structure est chargée d’assurer les liens entre la France et ses anciennes colonies africaines amenées à devenir indépendantes.
Sur Paris, le mouvement est dirigé par Jacques Dauer et tient un rôle plus « politique » loin, très loin de l’incandescence algéroise…
De son côté, Lucien Bitterlin devient le secrétaire général du Mouvement qui s’installe dans la préfecture algérienne : Alger.

Cette structure est chargée en toute logique de soutenir la politique algérienne du Général dans une période trouble où partisans de l’Indépendance et du maintien de l’Algérie française s’affrontent politiquement et…physiquement.

Epaulé par des « Gaullistes de la première heure » comme Pierre Lemarchand, André Goulay ou le commissaire Michel Hacq (tous passés par les rangs de la France Libre ou de la Résistance Intérieure), le mouvement va rapidement être chargé de lutter physiquement contre les partisans de l’Algérie Française regroupés après la tentative de putsch d’avril 1961 au sein de l’Organisation armée secrète.
La structure dirigée par Jean-Jacques Susini recrute de plus en plus chez les Européens d’Algérie comme chez les militaires en rupture de banc déterminés à combattre la politique « libérale» et la « trahison » du général de Gaulle.

Bitterlin recrute en toute logique chez les anciens Résistants (autour des Frères Le Tac), dans les cercles d’arts-martiaux (le célèbre dojo parisien de Jim Alcheik ) jusqu’à la pègre et Jo Attia. Ces hommes mènent une lutte sans merci contre les commandos Delta dans les rues algéroises puis sur l’ensemble du territoire.  Colis piégés, embuscades… tous les coups sont permis dans la Ville Blanche.

Composés de près de 200 hommes, les militants usent de méthodes « musclées » et controversées comme lors de l’affaire Camille Petitjean (un militant de l’OAS et ancien résistant séquestré et torturé par des « Barbouzards »).
L’organisation, de par les actio,s de certains de ses membres, finit par se couper en deux et par perdre de son influence. Jacques Dauer critique amèrement les méthodes employées. La structure périclite.
Bitterlin retracera cette expérience dans « Histoire des Barbouzes ».
Spécialiste reconnu du Proche-orient, le journaliste s’engage dés la fin de ce qui apparaît encore comme les « événements d’Algerie » dans la diplomatie parallèle à destination du monde arabe.

Pendant plus de quarante ans, Bitterlin va oeuvrer à maintenir des liens constants en multipliant les réseaux d’amitiés tout autour de la Méditerranée. Proche toujours plus proche des dictatures laiques du Proche-Orient.
En 1963, il participe avec Germaine Tillion, Edmond Michelet à la création de l’association « France-Algérie », une association désirée par le général de Gaulle pour garder des « contacts » avec le nouveau pouvoir.

Quelques années plus tard, Bitterlin décide de créer avec d’autres militants « historiques de la cause arabe » comme Claude Bourdet (Compagnon de la Libération , ce catholique de gauche a été un ardent militant de la cause algérienne) une association « France-Palestine » chargée de créer de liens avec les autorités palestiniennes en exil. Fin connaisseur de la Syrie et du Liban, il va nouer des liens très forts avec le dirigeant baasiste Hafez el-Assad comme avec les différents leaders libanais et palestiniens. Disposant d’un large carnet d’adresses, il devient un intermédiaire central entre l’État français et les pays du Proche-Orient notamment lors de la libération d’otages. Ainsi Bitterlin, en sa qualité de Président de l’Association de solidarité franco-arabe, négocie directement avec le mouvement terroriste palestinien « Fatah-CR » pour la libération de deux jeunes filles, les Valente, qui sont libérés à la fin du mois de décembre 1988. Proche des services secrets français, il est constamment sollicité en période de crise par la majorité des gouvernements de la Vème République, droite et gauche confondues.

En toute logique, Lucien Bitterlin devient de 1968 à 2008 le Président de l’Association de solidarité Franco-Arabe (créée en 1967) et le rédacteur en chef du mensuel « France-Arabe ». Il est également pendant deux ans l’administrateur de l’Institut du Monde Arabe entre 1984 à 1986.
Féru d’histoire, ce passionné de géopolitique va rédiger neuf ouvrages dont plusieurs sur la Syrie comme « Hafez El-Assad, le parcours d’un combattant » ou encore «Alexandrette, le Munich de l’Orient ou quand la France capitulait ». Avec toujours une vision bien particulière…assez loin des printemps arabes mais à des années-lumières de l’islamisme radical. Avec un toujours un brin de nostalgie.

« Cheveux noir, visage en lame de couteau, louchant très légèrement et fine moustache à la Clark Gable » pour reprendre le portrait de George Fleury (Algérie française à l’époque), Bitterlin aura perpétué une tradition française portée par les universitaires (Louis Massagnon, Jacques Berque) ou les militaires (Vincent Monteil, Pierre Rondot) en faveur d’un certaine idée de la France et de la cause arabe.
A travers ces groupes d’amitiés, ces écrits ou ces activités parallèles, l’ancien producteur gaulliste aura tenté de maintenir des liens très forts entre la France et les pays du Maghreb et du Proche-Orient, particulièrement dans les moments de crise comme ce fut le cas lors du conflit libanais ou de la première guerre du Golfe.

Une mort anonyme pour un activiste des plus endurants, malgré des méthodes souvent douteuses, né dans un pays si… amnésique par moment.
Si les trois B (Bitterlin, Barbouze, Benalla…) démontrent les failles d’un système aussi complexe que celui de la Vème République, la comparaison malgré le romantisme estudiantin de certains, s’arrête là. Ces anathèmes à l’emporte pièce ne permettent pas de comprendre et d’analyser la situation telle que nous la connaissons aujourd’hui aussi ridicule et symptomatique soit-elle.

Mais pour combien de temps ?

A bientôt chers amis…