L’Espagne et le monde « arabe » Interview de Nicolas Klein

L’Alcazar de Tolède, ville-symbole des trois monothéismes en Castille.

Bonjour à toutes et tous, il me paraissait logique qu’un jour ou l’autre, notre « Uber » ne fasse un détour au-delà des Pyrénées, dans un pays qui m’est cher, l’Espagne. C’est la seconde fois que je traite de ce peuple sur notre blog, puisque j’avais abordé avec nos amis du « 8 décembre 1942 » la question des Espagnols en Algérie. J’ai donc décidé d’interviewer l’hispaniste qui monte en France, Nicolas Klein. Professeur d’espagnol en classes préparatoires, agrégé d’espagnol, ancien élève de l’ÉNS de Lyon, auteur de « Rupture de ban – L’Espagne face à la crise » (Perspectives Libres, 2017) et « Comprendre l’Espagne d’aujourd’hui – Manuel de civilisation » (Ellipses, 2020).

Ce territoire espagnol a été marqué par la confrontation entre chrétiens et musulmans durant plus de six siècle, vainqueur des Ottomans à Lépante, est parti en croisade avec George W. Bush en Irak et a des rapports conflictuels avec le Maroc – sans parler des attentats de Madrid en 2001. L’Espagne, à travers Tolède ou Cordoue, est plus qu’un symbole intercivilisationnel lorsque l’on touche aux relations entre les différentes sociétés méditerranéennes.

  • Il est difficile de ne pas débuter ces questions sur l’Espagne et son Sud sans remonter à la période de l’Espagne musulmane, commencée par le passage de Gibraltar par les troupes arabo-berbères de Tarik pour se finir en 1492. Qu’en est-il aujourd’hui de cette mémoire en Espagne et chez les Espagnols ? Est-elle consensuelle (ce qui serait surprenant) ? Le Cid fait-il par exemple parti des héros populaires, à l’instar de Pélage ?

Il n’existe que peu d’éléments consensuels dans l’Espagne contemporaine, surtout en matière historique ! Dans l’ensemble, il faut bien comprendre que, chez notre voisin pyrénéen, la question d’al-Andalus n’est véritablement traitée sur le mode historiographique (et idéologique) que depuis le xixe siècle, dans le cadre de la construction des nations au sens moderne du terme dans toute l’Europe. En regardant vers leur passé, les historiens et penseurs espagnols de l’époque croient trouver dans al-Andalus un fait différentiel par rapport au reste du continent, du moins dans sa partie occidentale. Il serait intéressant de voir si la thématique est aussi prégnante au Portugal, qui a achevé sa reconquête plus tôt (au vu du caractère plus modeste de son territoire), ou en Italie (à la suite de la conquête musulmane de la Sicile). Il me semble néanmoins que le débat autour de la présence d’un peuple et d’une religion très différents sur le sol national est quelque chose que l’on ne retrouve guère que dans d’autres marges de l’Europe, comme la Grèce ou la Russie.

Au-delà de l’aspect exotique et orientalisant d’al-Andalus, le débat historiographique et politique sur la période a connu des évolutions radicales au cours des deux derniers siècles – et plus encore sur les décennies finales du siècle passé. Al-Andalus a longtemps été, et reste pour certains écrivains et artistes (je pense, par exemple, à Antonio Gala), une source de fascination. De même, les mouvements régionalistes et/ou indépendantistes andalous (qui n’ont certes pas la force de leurs coreligionnaires catalans ou basques) revendiquent presque exclusivement le legs de la période comme un élément fondateur de l’identité régionale (évacuant au passage le passé antérieur ou postérieur à al-Andalus, aussi important, sinon plus, que ce dernier).

Durant une bonne partie du xxe siècle, la mise en valeur d’al-Andalus est, politiquement parlant, plutôt un fait marqué à droite. D’ailleurs, la dictature franquiste va se servir de ces aspects plus ou moins magnifiés (la culture andalouse, les monuments arabes comme l’Alhambra de Grenade ou la mosquée-cathédrale de Cordoue, l’alcazaba d’Almería ou celle de Badajoz, le palais de l’Aljafería à Saragosse, l’alcazar de Séville, le flamenco, etc.) pour attirer les touristes étrangers et donner au pays une coloration exotique qui permettra aussi de contrebalancer les revendications culturelles catalanes et basques. Plutôt surprenant pour un régime qui s’appuie autant sur l’Église et le catholicisme ! De fait, Francisco Franco aime beaucoup s’entourer de sa garde maure (Guardia Mora), dont la seule existence rappelle à la gauche espagnole les mauvais souvenirs de la guerre d’Espagne. Le fait que la rébellion militaire de juillet 1936, qui a débouché sur ce conflit, soit partie des territoires espagnols du Maroc n’est sans doute pas étranger à cette tendance. De même, l’Espagne n’a reconnu l’existence de l’État d’Israël qu’en 1982, sept ans après la mort du dictateur, et a pu entrer à l’ONU, en 1955, grâce (notamment) aux voix des pays arabo-musulmans, avec lesquels Madrid entretenait alors de bonnes relations.

Durant la guerre d’Espagne, les républicains et autres forces de gauche s’appuyaient davantage, dans leur symbolique collective et leur propagande, sur l’idée de la Reconquista : l’Espagne avait été capable, au Moyen Âge, de chasser l’envahisseur musulman (tout comme elle avait chassé les troupes napoléoniennes quelques siècles plus tard) et devait donc se montrer à la hauteur de son passé en chassant les troupes franquistes venues en partie d’Afrique…

À partir des années 70-80, le phénomène s’est inversé : par influence du tiers-mondisme et du conflit israélo-palestinien, c’est la gauche (et principalement la gauche de la gauche) qui s’est mise à se réclamer d’un passé arabo-musulman idéalisé (raffinement, civilisation, culture, beauté, richesse, productions artistiques et scientifiques). Elle prônait donc une vision caricaturale dans laquelle la reconquête chrétienne était le fait de barbares violents et intransigeants qui n’auraient pas compris le modèle parfait de tolérance et de bonne entente entre monothéismes qui aurait été mis en place à Séville, Cordoue, Grenade ou Murcie à l’époque d’al-Andalus. La droite a eu tendance à parcourir le même chemin… mais en sens inverse, peu ou prou pour les mêmes raisons.

Il faut aussi noter, comme je le disais dans le cas de l’Andalousie, que la revendication de particularismes régionaux ou locaux a grandement influencé ces évolutions. La gauche, attachée à tourner la page d’un centralisme franquiste parfois fantasmé, a voulu mettre en valeur tous les éléments propres à chaque communauté autonome nouvellement formée, voire à chaque province ou chaque commune. L’héritage arabo-musulman, bien souvent exagéré et idéalisé, s’est inscrit dans ce cadre.

Cela est tout à fait compatible avec la revendication de figures comme celle du Cid (qui, dans tous les cas, a collaboré aussi bien avec des musulmans que des chrétiens, même s’il reste une figure davantage catholique), que ce soit dans sa zone d’origine (province de Burgos) ou dans la ville où il est décédé (Valence). Quant à Pélage, il reste un personnage à l’aura plus locale, cantonnée aujourd’hui à la Principauté des Asturies (en particulier à la zone d’origine de la Reconquista, à savoir Covadonga).

La polémique entre gauche et droite à ce sujet n’est pas vouée à s’éteindre prochainement, en tout cas…

  • L’Espagne a, via son histoire, toujours eu des universitaires de renom spécialisés dans l’étude du monde islamique. Nous connaissons Serafín Fanjul, auteur que nous avons déjà abordé, mais nous ne manquerons pas de nommer l’ancien ambassadeur Emilio García Gómez, Miguel Asín Palacios, Luis Molina et surtout le grand Cruz Hernández, qui, outre le fait d’avoir été le seul maire ouvertement républicain sous le franquisme, a écrit un ouvrage magnifique sur la pensée islamique. Aujourd’hui, la majorité des spécialistes de renommée mondiale sur une question ô combien actuelle sont français, britanniques ou allemands. Qu’en est-il du thème de l’Islam et du monde arabe chez nos voisins pyrénéens ?

Il est vrai que nous ne connaissons en France que peu les grands arabisants espagnols – mais, de façon générale, nous ignorons quasiment tout de l’état de la pensée, de la production intellectuelle, de la recherche et de l’historiographie outre-Pyrénées. Et cela nous conduit bien trop souvent à croire qu’elle est inexistante ou sans réelle importance…

Serafín Fanjul fait pourtant partie des meilleurs arabisants actuellement en vie sur l’ensemble de la planète (il n’est pas membre de l’Académie royale d’Histoire pour rien) et côtoie des sommités dans le domaine comme Rafael Sánchez Saus, pour ne citer que lui. Comme je le disais précédemment, l’Espagne a vu naître de nombreux spécialistes de la chose islamique et arabo-musulmane. Al-Andalus a bien entendu concentré une bonne part des études dans le domaine depuis deux siècles mais divers érudits ou écrivains se sont intéressés de près à d’autres aires géographie de culture arabe et/ou musulmane au cours de l’histoire. Je pense, par exemple, à Juan Goytisolo (1931-2017), intellectuel controversé pour ses idées, mort à Marrakech et qui passait le plus clair de son temps au Maroc.

Notre voisin ibérique est donc le berceau d’une pensée et d’une recherche historiographique abondantes sur le monde arabo-musulman, quelles que soient les polémiques qu’elles ont pu générer par ailleurs. C’est en grande partie à l’Espagne que l’on doit la révision du mythe d’al-Andalus comme prétendu paradis de la tolérance religieuse – et c’est somme toute logique.

  • Comment l’État espagnol a-t-il organisé les autres religions, Islam comme judaïsme (petit rappel, les descendants des Juifs chassés du Royaume d’Espagne au xve siècle ont la possibilité depuis 1993 – et bénéficient de la pression diplomatique d’Israël dans le domaine – d’obtenir la nationalité espagnole) ?

Vous faites bien de citer cette loi, qui a été renforcée dans les années 2010 par le ministre de la Justice espagnol de l’époque, Alberto Ruiz-Gallardón, et son successeur, Rafael Catalá. C’est en effet un geste symbolique à la portée tout à fait considérable. Il démontre qu’une partie au moins des Espagnols et de leurs autorités entendent relire leur histoire et en corriger ce qu’ils estiment être des erreurs. Et, dans ce cas de figure, il s’agit d’une décision venue notamment de la droite !

Officiellement, la Constitution espagnole de 1978, actuellement en vigueur, définit l’Espagne comme un État aconfessionnel. Cela signifie donc que notre voisin pyrénéen n’est pas laïc – mais cela ne veut pas pour autant dire qu’il est religieux ou théocratique ! Je fais cette précision, importante à mon sens, car nous avons trop souvent tendance, en France, à penser que nous habitons quasiment le seul pays au monde où la religion n’a aucun rôle à jouer dans la conduite des affaires publiques. C’est évidemment une erreur : l’Espagne n’est pas laïque mais elle n’est pas dirigée par le catholicisme ou le clergé pour autant. Dans les faits, en tant que pays aconfessionnel, notre voisin reconnaît dans sa Constitution des rapports avec les religions, notamment le catholicisme (seule confession que le texte fondamental mentionne explicitement), qu’elle se doit d’ordonner. Un concordat signé par Francisco Franco en 1953 régulait ces rapports dans le cas précis du Vatican jusqu’à la modification de l’accord, entre 1976 et 1979.

Si l’Espagne reconnaît clairement l’importance historique et culturelle du catholicisme, elle ne place donc aujourd’hui aucun culte au-dessus des autres et favorise la mise en place d’organisations religieuses centralisées afin d’avoir un interlocuteur unique dans chaque cas. De même, la Constitution de 1978 prévoit la totale liberté de conscience et de culte – dans le respect des lois en vigueur, bien entendu. Mais ce n’est pas une nouveauté : la Constitution de 1876, dans son article 11, proclamait déjà la tolérance des cultes (à l’époque, il s’agissait principalement d’une reconnaissance tournée vers le protestantisme et le judaïsme). Plutôt pas mal pour un pays souvent dépeint dans la vulgate populaire comme le parangon de l’intransigeance catholique et qui a pourtant fait des protestants des citoyens à part entière avant que l’Angleterre (exemple même d’un gouvernement historiquement modéré, à en croire certains) ne fasse de même avec ses catholiques…

Dans le cas de l’islam, outre les dispositions déjà prévues par la Constitution de 1978, une loi votée en 1992 fait de la Commission islamique d’Espagne l’interlocuteur unique du gouvernement espagnol en matière de régulation du culte musulman. Cela ne signifie évidemment pas que les relations entre Espagnols de culture chrétienne et minorité musulmane soient toujours simples (et rien ne l’est jamais dans le domaine, quel que soit le pays). J’en veux pour preuve récente l’arrestation du dernier président en date de ladite commission, Aiman Adlbi, en 2021, à la suite d’une enquête l’incriminant pour complicité présumée dans un réseau de financement djihadiste… Néanmoins, l’existence d’un tel organisme facilite le dialogue d’ordre politique et juridique.

En 1992 encore, le gouvernement de Madrid faisait de même avec la Fédération des Communautés juives d’Espagne, dans un souci comparable.

  • Avec une émigration marocaine présente en particulier dans le Levant et en Andalousie, les Espagnols ont retourné la tradition en devenant un pays d’immigration après avoir été un pays d’émigration. Comme en France, beaucoup de médias croisent la montée du parti populiste Vox avec la montée d’un sentiment xénophobe envers cette population. Qu’en pensez-vous ?

J’ajouterai à votre question qu’il existe une importante communauté d’origine marocaine en Catalogne, à laquelle il faut ajouter une diaspora musulmane plus récente, originaire du Pakistan, notamment.

L’émergence récente de Vox ne tient, à mon humble avis, que partiellement à la présence de minorités musulmanes et/ou arabes visibles. Cet argument (le rejet de l’immigration, notamment venue de pays présentant ces caractéristiques) peut fonctionner à des endroits assez précis et y porter la formation d’extrême droite (ou de droite « radicale »). C’est le cas dans l’aire urbaine de Barcelone mais aussi dans certaines communautés autonomes (la Région de Murcie) ou des provinces clairement identifiées (celle d’Almería, en Andalousie). Ces régions partagent des traits distinctifs en la matière : diaspora arabe et/ou musulmane numériquement plus importante et visible, problématique de l’accueil des immigrants clandestins (ce sont les Canaries, l’Andalousie et la Région de Murcie qui sont en première ligne face aux embarcations de fortune qui arrivent d’Afrique, notamment du Maroc et d’Algérie), fort taux de travailleurs (souvent illégaux et placés dans des conditions indignes) d’origine africaine et/ou musulmane dans les exploitations agricoles, etc.

Néanmoins, la thématique migratoire (et, en particulier, celle liée aux musulmans) porte beaucoup moins ailleurs dans le pays, y compris dans de grandes métropoles. Les récentes élections régionales anticipées dans la Communauté de Madrid l’ont démontré. En effet, Vox a eu du mal à y séduire sur ce thème et a même fait scandale avec une affiche de campagne très directe mettant en regard le coût de prise en charge des mineurs étrangers non accompagnés (MENAS) et le montant moyen de la pension de retraite versée aux Espagnols. Pourtant, il existe aussi une diaspora marocaine ou pakistanaise à Madrid (même si la capitale attire davantage, par exemple, les Roumains ou les Latino-Américains).

À mon sens, Vox prospère au niveau national davantage sur d’autres problématiques (crise économique, unité de l’Espagne, rejet de la classe politique traditionnelle).

  • Depuis l’intervention des forces spéciales espagnols sur l’îlot Persil, suite à son invasion par des militaires marocains, les deux pays sont en froid. Rabat réclame les enclaves de Ceuta et Melilla. J’avais été particulièrement surpris, suite à un séjour à Al-Hoceima, dans le Rif, de découvrir, à 20 mètres de la plage, une petite prison espagnole, dans un fort médiéval qui accueillait encore des prisonniers de l’ETA. Quelles sont aujourd’hui les relations entre ces deux pays ? Et avec le Maghreb en général ?

Les relations entre Madrid et Rabat tâchent d’être fluides et cordiales. Les bons rapports qu’entretient traditionnellement la monarchie espagnole (c’était plus encore le cas de Juan Carlos) avec la monarchie marocaine en témoignent. La communication régulière entre le palais de La Zarzuela (résidence officielle du roi d’Espagne et de sa famille, en périphérie de Madrid) d’une part et le palais royal de Rabat d’autre part ont permis, par exemple, de conclure d’importants contrats commerciaux ou de faire libérer des Espagnols détenus de l’autre côté du détroit de Gibraltar.

Néanmoins, depuis plusieurs années, l’on assiste à un raidissement des relations hispano-marocaines sur plusieurs points, dont vous évoquez certains : contrôle de Ceuta et Melilla ainsi que des autres « places de souveraineté » espagnoles en territoire marocain ou au large des côtes de ce pays (îles Zaffarines, îlot Persil, îles Alhucemas, rocher Vélez-de-la-Gomera), voire des îles Canaries ; délimitation des zones économiques exclusives ; ouverture de la douane au niveau de Ceuta et Melilla, etc.

Les autorités de ces deux dernières villes autonomes (ainsi qu’une majeure partie de leur population) sont très angoissées face aux récentes manœuvres politiques et diplomatiques marocaines – Rabat cherche manifestement à les asphyxier d’un point de vue économique. Le réarmement massif du Maroc est aujourd’hui considéré par certains groupes de recherche et certains cercles du pouvoir espagnol comme une menace directe à l’égard des intérêts espagnols. De plus, depuis 2020, Rabat veut faire main basse sur des ressources en terres rares situées dans des zones sous-marines revendiquées par l’Espagne. C’est le cas, par exemple, du mont Tropic, situé sous l’océan Atlantique, au large des Canaries, qui recèle d’importants gisements de tellure. La possible présence de nappes pétrolifères dans la zone aiguise là encore les appétits marocains.

À l’inverse, toutefois, le Maroc a également des griefs à l’égard de notre voisin pyrénéen. Récemment, le secrétaire général du Front Polisario, Brahim Gali, a été accueilli en Espagne pour qu’il puisse s’y faire soigner. Or, cette organisation politique exige la reconnaissance du Sahara occidental (que Rabat considère comme un morceau de son territoire national) en tant qu’État souverain. Il désire d’ailleurs que l’Espagne interfère en ce sens (ce que serait prête à faire une bonne partie de la gauche espagnole, qui a toujours pris fait et cause contre le Maroc dans cette histoire). Un vaste jeu diplomatique international se mêle à cette affaire : il y a peu, les États-Unis de Donald Trump ont reconnu le Sahara occidental comme faisant partie intégrante du territoire marocain ; l’Algérie soutient le Front Polisario ; l’ONU continue d’estimer qu’un référendum doit avoir lieu sur place pour décider de l’avenir politique de la zone et estime toujours en 2021 que la puissance tutélaire de cette frange située à l’ouest du désert du Sahara est l’Espagne, qui en est pourtant partie de facto en 1975, peu de temps avant la mort de Franco.

Ainsi donc, bien que notre voisin ibérique soit le principal partenaire commercial du Maroc (devant la France), les relations ne sont pas toujours simples ! Et ces flux bilatéraux ne sont pas que d’ordre économique. En effet, ils concernent aussi les migrations pendulaires qui ont lieu chaque été, lorsque des milliers de Marocains rentrent provisoirement au pays pour voir leur famille. Qu’ils viennent d’Espagne, de France ou du reste de l’Europe, ils passent majoritairement par le détroit de Gibraltar et empruntent donc des ports espagnols. Madrid met par conséquent en place, à chaque mois de juin, l’opération « passage du Détroit » (paso del Estrecho) conjointement avec Rabat afin que tout se passe dans les meilleures conditions possibles.

Dans le reste du Maghreb, l’autre grand interlocuteur de l’Espagne est, bien entendu, l’Algérie. Il faut avoir à l’esprit un fait géographique simple mais méconnu : après Lisbonne, Alger est la capitale la plus proche à vol d’oiseau de Madrid. Les liens politiques sont intenses, mais moins que les relations commerciales. L’Algérie est en effet un partenaire primordial de notre voisin pyrénéen dans la fourniture de pétrole et de gaz, à travers un complexe réseau de gazoducs et d’oléoducs. À ce titre, la stabilité du pays intéresse Madrid au tout premier chef.

  • Comment se sont réformés les services de l’État, renseignement comme services d’intervention, suite aux attentats de Madrid ? A-t-on des études sur la question de l’islamisme radical en Espagne ?

La question du terrorisme islamique est au cœur des services de renseignement espagnols depuis le milieu des années 90 (l’on sait que la première cellule d’al-Qaïda s’implante en Espagne en 1994). Elle l’est plus encore, évidemment, depuis les attentats du 11 mars 2004 à Madrid.

Dès la fin des années 90, les services secrets de notre voisin ibérique (CESID puis, à partir de 2002, CNI) constatent que la menace terroriste la plus pressante n’est plus liée au séparatisme basque (via l’ETA) mais bien au djihadisme. De fait, notre voisin pyrénéen est en pointe dans l’identification et le démantèlement de réseaux terroristes islamistes en Europe, ce qui explique au moins en partie qu’elle soit relativement épargnée par la vague d’attentats qui touche l’Europe depuis une petite dizaine d’années. Bien entendu, cela ne signifie pas que l’Espagne n’ait aucun mort à déplorer en la matière. Le 11-M (comme l’on désigne les attentats madrilènes de 2004 outre-Pyrénées) ou encore les tueries de Barcelone et Cambrils (Catalogne) en 2017 sont là pour en témoigner.

Néanmoins, la coopération avec plusieurs pays étrangers (sur le continent mais aussi au Maghreb, notamment avec le Maroc) et l’intense activité du CNI et des forces de l’ordre espagnoles permettent souvent d’éviter le pire. La lutte contre le terrorisme islamiste en Espagne passe également par le CITCO (Centre d’Intelligence contre le Terrorisme et le Crime organisé), organisme créé en 2014 par fusion de plusieurs autres agences publiques. De l’avis de nombreux observateurs, aussi bien espagnols qu’internationaux, il s’agit de l’une des meilleures organisations étatiques au monde dans la prévention du terrorisme.

Citons un chiffre intéressant : entre les attentats du 11-M et août 2020, les forces de l’ordre espagnoles ont arrêté 855 djihadistes présumés outre-Pyrénées, principalement en Catalogne ainsi que du côté de Ceuta et Melilla. De nombreux experts étrangers (dont des Français) viennent se former en Espagne et étudier la façon dont fonctionnent les services de renseignement ibériques dans le domaine.

Des spécialistes espagnols de la question sont réputés à l’international, à l’instar de Fernando Reinares (né à Logroño, dans La Rioja, en 1960). Ce dernier a travaillé outre-Pyrénées pour le gouvernement central avant de devenir le premier président du Groupe d’Experts en Radicalisation violente de la Commission européenne.

Néanmoins, certains efforts restent à faire, comme l’expliquait justement Reinares lui-même dans les colonnes d’El País il y a quelques semaines : mieux adapter la législation espagnole à la lutte contre le djihadisme ; mieux former les magistrats en charge de semblables affaires, car le nombre de condamnations reste faible ; réformer l’instruction des dossiers de ce type, afin de faciliter l’obtention de preuves incriminantes, etc.

Pour y parvenir, l’Espagne peut continuer à s’appuyer sur sa longue tradition de lutte contre le terrorisme (d’abord séparatiste, puis islamiste) ainsi que sur des avancées réelles des dernières décennies : bonne prise en compte et indemnisation correcte des victimes ; travail auprès de détenus radicalisés dans les prisons, etc.

  • L’armée espagnole est-elle encore présente dans des théâtres d’opération extérieurs dans les pays concernés ? Dans une armée qui a connu de profondes transformations depuis l’ère du franquisme, où cette institution est souvent marquée du sceau de l’État national, comment est-elle vue par la population ? A-t-elle ses figures populaires, ses « Beltrame » ?

L’armée est l’une des institutions publiques espagnoles les plus appréciées outre-Pyrénées, avec les forces de l’ordre de façon générale. Il existe bien sûr des variations régionales (les séparatistes catalans, par exemple, l’apprécient logiquement moins) mais les forces armées espagnoles reçoivent d’excellentes notes dans tous les sondages réalisés à ce sujet.

Le temps du franquisme et, plus généralement, de leur intervention dans la vie politique est bel et bien révolu, ce qui peut expliquer cette évolution dans l’opinion publique. Les défilés militaires sont souvent appréciés d’une bonne partie des citoyens espagnols mais, plus encore, c’est l’aide apportée par les soldats dans les situations critiques qui lui confère cette image très positive outre-Pyrénées. L’Unité militaire d’Urgences (UME), créée en 2005 par le président du gouvernement de l’époque, José Luis Rodríguez Zapatero, joue un rôle primordial et toujours salué dans l’aide et l’évacuation des zones sinistrées en cas de catastrophes naturelles ou industrielles. Ce modèle a également été imité à des degrés divers par d’autres nations, comme la France ou le Maroc.

Au plus dur de la première vague du coronavirus, entre mars et juin 2020, l’armée a également été d’un grand secours dans la désinfection des espaces publics, la construction d’hôpitaux de campagne, l’assistance aux personnes vulnérables, etc. Cette intervention, appelée « opération Balmis » (ainsi baptisée en hommage au principal promoteur de la plus grande opération humanitaire de tous les temps, un officier de marine espagnol d’Ancien Régime qui a lancé la vaccination de l’essentiel de la population américaine et philippine contre la variole) est jugée très positivement par 75 % des Espagnols eux-mêmes.

Quant aux héros récents de l’armée espagnole, décédés dans le cadre de leurs fonctions, je ne pourrai pas tous les citer. Je m’en tiendrai donc à Jesús Gayoso, lieutenant de la Garde civile mort de la Covid-19 en mars 2020 à Logroño, à l’âge de 48 ans, dans une Rioja alors massivement touchée par l’épidémie.

Quant aux missions extérieures de l’armée espagnole, elles sont nombreuses et se font toujours en partenariat avec d’autres pays, que ce soit dans le cadre de l’Union européenne, de l’ONU ou de l’OTAN. En Afrique, notre voisin pyrénéen est très investi depuis janvier 2010 en Somalie et dans l’océan Indien pour lutter contre la piraterie ; en République centrafricaine, afin de stabiliser le pays, depuis juillet 2016 ; ainsi qu’au Mali, pour lutter contre les organisations djihadistes, depuis janvier 2013.

Je lis et entends souvent que la France serait seule à faire face à ce danger dans la bande sahélienne, ce qui permet bien entendu de nous mettre en valeur (et de lancer par la même occasion une pique à nos voisins), mais c’est faux. Parmi les nations qui sont sur place à nos côtés, l’on peut compter l’Espagne, qui y entretient un important détachement militaire (plus de 320 hommes). Son intention est d’ailleurs, à moyen terme, de le porter à 550 soldats. C’est ce qu’ont récemment réaffirmé la ministre de la Défense, Margarita Robles, et celle des Affaires étrangères, Arancha González Laya, lors de visites en France. À l’échelle de l’Espagne, cela est tout à fait considérable.

Notre voisin pyrénéen n’est ni stupide, ni aveugle : il sait bien qu’il est en première ligne des flux migratoires et du terrorisme djihadiste de provenance africaine (je rappelle que l’Espagne est le pays européen le plus proche géographiquement parlant de ce continent, avec moins de 15 kilomètres à vol d’oiseau entre Tarifa, en Andalousie, et le Maroc). Voilà pourquoi il s’y investit tant. De plus, il veut pouvoir renforcer ses liens politiques, diplomatiques, économiques et culturels avec l’Afrique de l’Ouest (notamment le Sénégal, la Côte d’Ivoire et l’Angola).

Hommage à Marc Ferro (1924-2021)

Marc Ferro est mort à 96 ans ce 21 avril 2021. Tout le monde fait des rencontres déterminantes dans une vie et ce, quelles que soient des étapes de celle-ci ou les âges. C’est donc avec beaucoup d’émotions que j’écris sur la mort de ce grand historien et grand homme, tout court, que fut Marc Ferro.

Écrivant sur le rôle des historiens durant la guerre d’Algérie, comme acteurs et comme analystes, j’avais consacré mon travail sur trois personnages ayant choisi des voies très différentes sur ce drame si français, qui bouleverse encore notre société, à savoir Raoul Girardet, Pierre Vidal-Naquet et Monsieur Ferro. Après une lettre envoyée telle une bouteille à la mer, il m’avait appelé au téléphone avant de me recevoir, bien après ce premier livre, à de nombreuses reprises.

Chef de file d’une troisième voie

Enseignant à Oran, en 1948, lorsque beaucoup décidaient du destin de ce département au chaud à Paris, il avait perçu avant beaucoup le problème du nationalisme de l’islam politique et avait créé avec des militants catholiques, israélites et musulmans l’association « Fraternité algérienne », un mouvement prônant la cosouveraineté entre les communautés en association avec la métropole. Ni OAS, qui le condamna à mort, ni FLN, il fut un des chefs de file des libéraux, comme Albert Camus ou Jacques Chevallier, qui souhaitèrent trouver un compromis historique loin des nationalismes de part et d’autre.

Une troisième voie longtemps oubliée et caricaturée qui visa juste sur nombre de points, même si le wagon de l’histoire alla trop vite pour leurs idéaux. Une étude sérieuse sur le sujet mériterait un vrai travail. C’était un moment inoubliable de l’entendre raconter ces innombrables anecdotes dans son appartement-bibliothèque en plein cœur de Saint-Germain-en-Laye. Dès qu’il pouvait aider les autres, et en particulier les historiens de demain, il sortait son carnet d’adresses. « Si j’ai bien eu un talent, c’est celui de reconnaître celui des autres », m’avait-il confié la seconde fois. Et sur le « talent », il savait de quoi il parlait.

L’agrégation loupée neuf fois

Né en 1924, orphelin d’un père courtier en assurance d’ascendance grecque, il fut élevé par sa mère, couturière dans une des plus grandes maisons parisiennes et un beau-père monarchiste en plein Paris. L’Occupation vint bouleverser la vie du jeune homme. Sa mère, d’origine juive bien que non pratiquante, dut envoyer en 1941 son fils unique se cacher en zone libre, à Grenoble, pour éviter les lois antisémites. Dans cette ville, il entama des études en histoire et géographie sous le patronage de l’historien Pierre Renouvin, frère du futur martyr, Jacques. La résistance active, l’adolescent Marc la connaît et s’engage à 17 ans dans les réseaux étudiants de la communiste Annette Becker.

« Il refuse d’obtenir l’agrégation sur passe-droit comme le souhaitaient les communistes »

Lors de l’arrestation de son réseau, le jeune patriote rejoint les Chasseurs alpins dans le maquis du Vercors. L’étudiant en géographie devient le secrétaire particulier de François Huet, le chef militaire du Vercors. Il gère les appels téléphoniques, pointe sur les cartes les forces ennemies, pratique le coup de main contre l’occupant et ces supplétifs avant de participer à la libération de Lyon. À la libération, Marc a perdu sa mère, gazée en 1943 à Auschwitz et commence sa carrière d’enseignant. Marié à Yvonne, rencontrée dans la résistance, il refuse d’obtenir l’agrégation sur passe-droit comme le souhaitaient les communistes. Un titre académique, dans cette France si attachée au titre plus qu’au talent parfois, qu’il loupa neuf fois.

L’un des plus brillants historiens de l’après-guerre

Mais ce fait ne l’empêcha pas de devenir un des historiens les plus brillants de l’après-guerre. Enseignant à Polytechnique, directeur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il fut nommé, malgré les mesquineries corporatistes, par le grand Fernand Braudel, secrétaire des Annales. Pédagogue avisé, Marc Ferro est surtout un inlassable chercheur, tenace et d’un d’instinct redoutable. De son expérience algérienne, il se pose la question des nationalités dans l’Union des républiques socialistes et soviétiques (URSS). Il va prouver par la suite, en s’appuyant notamment sur l’outil cinématographique, que contrairement à la doxa, ce sont les paysans, les femmes et les soldats qui ont fait la révolution, non les ouvriers. Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la Révolution russe, il fut le biographe de Nicolas II, un ouvrage longtemps interdit en URSS avant de revenir des années plus tard sur les Romanov lorsqu’il retrouva les pas de la célèbre Anastasia sauvée des Bolcheviks par son oncle allemand.

Progressivement, ce spécialiste mondial de la Révolution russe va diversifier ses champs d’étude. Il innove dans le monde universitaire en incorporant les sources cinématographiques dans les archives, un rapprochement qu’il enseigna comme directeur de recherches à l’EHESS. Il réunit les meilleurs spécialistes mondiaux dans un ouvrage devenu une référence nommé « dictionnaire de la colonisation » avant de replonger dans son passé personnel pour écrire une magnifique biographie du maréchal Pétain devenu une référence du genre.

Une voix connue du grand public

Pour le grand public, Marc Ferro est aussi une voix, une image. Il anime de 1989 à 2001 sur la Sept puis sur Arte, Histoire parallèle, une émission où il mettait en parallèle les histoires française, britannique, américaine, japonaise ou soviétique depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1950 à travers des images d’archives accompagnées par les plus grands spécialistes internationaux (Henri Laurens, Youri Roubinsky, Robert Paxton…) ou les grands acteurs de cette période (Henri Rol-Tanguy, Pierre Messmer, Robert Badinter, Mikhail Gorbatchev…) Pour cette émission, la République fédérale allemande lui proposa de le décorer au nom d’une amitié franco-allemande auquel Marc Ferro aura grandement participé. Au nom d’une mère morte dans les camps, il refusa. Pudeur et dignité.

« Plus qu’un magnifique témoin de ce siècle »

Ces derniers ouvrages auront été des réflexions plus larges sur le rapport qu’ont les citoyens avec l’Histoire et leur société. Son plus brillant travail, Les aveuglements dans l’histoire, reste un livre à lire et à relire au regard de sociétés encore très largement aveugles sur les maux du monde et ses propres contradictions.

Homme de gauche, membre du Parti socialiste unifié puis proche et ami de Jean-Pierre Chevènement, Marc Ferro aura été plus qu’un magnifique témoin de ce siècle, il en fut un des plus méticuleux observateurs et analyste. Toujours avec modestie.

Un héritage déjà lourd à porter pour nos nouvelles générations.

Rapport Stora… mettre les pieds dans le plat.

Le rapport « Stora » rendu mercredi par l’historien du même nom au Président de la République est déjà contesté et houspillé de part et d’autre de la mer Méditerranée. Emettre une histoire complète sans déclencher des débats passionnés sur ce sujet est impossible à l’image de cette Algérie, autrefois plurielle, et les mémoires et les histoires sont diverses et conflictuelles. Chacun des acteurs se renvoie la balle dans une partie de tennis mémorielle sans filet moral ni recul. Bien sûr les réseaux s’agitent dans tous les sens et ce quelque soit le camp. Les rejetons de la gauche anticolonialiste et les nationalistes algériens critiquent un rapport jugé comme beaucoup trop complaisant avec l’ancienne puissance coloniale. On lui reproche même un vocabulaire jugé trop light vis à vis de Paris. Benjamin Stora devient un laquais de Macron. Rien que cela.
On peut reprocher beaucoup de choses à Benjamin Stora mais personne ne peut douter de son intégrité intellectuelle ni de son courage qui faillit lui coûter la vie à plusieurs reprises. Nous ne venons pas des mêmes galaxies intellectuelles, lui venant du trotskisme et moi de la gauche souverainiste. Je dois avouer également l’existence de sa préface sur mon premier ouvrage concernant le rôle des Historiens pendant ce conflit et plus largement des courants intellectuels actifs à cette époque. Il faut être honnête. J’ai bien sûr des désaccords de fond avec lui sur sa vision de la nation ou de l’émigration mais personne, hormis les aigris, ne peut lui reprocher d’avoir tenté de coller au plus près de la réalité dans ses ouvrages comme dans « La gangrène et l’oubli ».
Petite parenthèse, on peut tout d’abord se questionner, sur les raisons ayant poussé Emmanuel Macron à demander un tel rapport sur un sujet aussi sensible en pleine période de confinement, précédée de la crise des Gilets jaunes. A trop parler de séparatisme, Emmanuel Macron est devenu l’antithèse de la Vème République, l’autorité au service de l’ultralibéralisme. Les paniques identitaires empêchant ainsi toute unité populaire.
Or, un tel rapport ne peut se faire sans une coopération d’historiens français et algériens. Pas un éternel colloque entre pédants bavards, mais un travail de somme comme de fond entre des spécialistes ayant durement étudié ces sujets, éloignés des récupérations politiciennes et pseudo-intellectuelles. Trop de militants cachés sous un scientisme des plus obscènes ont fait beaucoup de tort à une histoire déjà si sensible et si volcanique. Car comme me le rappelait Marc Ferro, les liens entre la France et l’Algérie sont un mélange de haine et d’amour. Ce dernier sentiment, d’une rare noblesse, est malheureusement caché sous l’orgueil des différents groupes « pourrissant » toute réconciliation que l’idée de ce rapport aurait dû contribuer à esquisser de manière durable.

En Algérie, la majorité des jeunes qui luttent contre le pouvoir en place n’est plus dupe de la stratégie utilisée depuis longtemps de dénoncer les autres pour mieux se couvrir. Si certaines figures du nationalisme algérien font figures de symboles, cette jeunesse rêve d’avenir plus que de nostalgie. Cependant, les Algériens, élevés au lait FLN, et incapables de remettre en question leurs dirigeants, ont beau jeu de demander à la France repentance et excuse lorsque de l’autre main ils demandent des VISAS. Ces générations ne comprennent pas que cet acharnement mémoriel cache l’incurie des dirigeants algériens depuis l’indépendance. Le bouc-émissaire si cher à René Girard est toujours le gage d’un combat d’arrière-garde.
De plus, à quelle France demander des excuses ? Aux descendants de paysans et d’ouvriers dont beaucoup n’ont jamais quitté leur Béarn ou leur Limousin natal? Aux petits-enfants de républicains espagnols ? Aux descendants d’esclaves de Guadeloupe ? A leurs propres petits-enfants ? A qui ? Au appelés du contingent obligés de partir dans ce que l’on appelait à l’époque les évènements ? Depuis quand une responsabilité se transmet-elle par le sang ? Et pourquoi un territoire fruit de multiples conquêtes romaines, vandales ou encore ottomanes devrait se tourner uniquement vers la France ? Pourquoi nombre de ces accusateurs se sentent-ils si obsédés par la France au point, pour un grand nombre , de ne rêver que de venir ici ?

En réalité l’élite qui a pillé le pays depuis 1962 a conforté sa place en récupérant une guerre que beaucoup n’avait pas faite tout en la récupérant lâchement. A chaque scandale, on tentait une diversion. La France a connu cela sous la IVème République avec nombre de Résistants au Francisque. Mais ces derniers ont au moins tenté un rapprochement avec l’Allemagne, le général de Gaulle le premier. Pourtant ce dernier n’a jamais été se faire soigner à Bonn comme Bouteflika à Grenoble tout en critiquant la France pour mieux masquer le fiasco de sa présidence et de ses mentors. De la Grande Poste aux vergers de la Mitidja en passant par les centaines d’installations portuaires, militaires, sans parler du pétrole, comment peux-t-on dire que la France n’a rien laissé ?
Mais taper éternellement sur la France, ne donnera pas plus de travail aux Algériens et plus de dignité au pays. Idem, pour les Franco-Algériens, atteints pour beaucoup de schizophrénie identitaire. Présents depuis parfois trois générations, ces derniers ont beau jeu de se penser plus « royalistes que le roi » alors qu’ils sont exemptés de service national. Le patriotisme, c’est avant tout des actes. Eux qui ne vivraient pas, pour tout l’or du monde, au bled, trop accroché à ce pays de cocagne qu’a toujours été la France, n’en déplaisent aux hypocrites. Se remettre en question, éviter les pièges est peut-être trop difficile pour certains. Car les grands perdants de cette histoire, à l’instar des Harkis, restent l’immense majorité des Algériens avec une pensée particulière pour les Berbères de Kabylie, d’Alger et des Aurès qui fournit la plupart des bataillons du FLN avant d’être lâchement réprimés par l’Armée des frontières et les satrapes de la dernière heure. Ces hommes libres, pour beaucoup anciens soldats de De Lattre comme Krim Belkacem et bien sûr Si Saddek le père de mon ami Ali Dehilès.
Le plus brillant penseur de la Révolution, avec Ramdane, le « Girondin « Ait-Ahmed avait compris l’importance d’une société multiculturelle. Malheureusement, les identitaires ont gagné. Le peuple a perdu sur le long terme.
A croire que l’Algérie n’a récupéré de la France que nos pires travers : une certaine arrogance et notre absurde bureaucratie.

Quant à l’extrême-gauche française et les héritiers de Rocard, héritière de l’anticolonialisme, il y a longtemps que sous couvert d’antiracisme et d’une certaine francophobie, elle a créé des problèmes qui prendront du temps à régler dans un grand nombre de quartiers. Cela ne peut endiguer la gestion catastrophique de l’État français sur cette migration. Personne ne peut se dédouaner tout le temps et doit se regarder dans une glace. Avec ce rapport c’est bien sûr un regard sur elle-même que la France porte également.
Au sein de l’Hexagone, la « Nostalgérie » apparaît comme un véritable cancer mental que des générations de personnes ne parviennet pas à consumer. L’obsession anti algérienne s’est transformée en discours anti-islam. Il faut avérer également que les divers attentats et l’impossibilité des musulmans à l’organisation amplifient également ce ressentiment. Le fils spirituel de l’Abbé Lambert, Robert Ménard comme Louis Alliot ont été élus sur un vote en partie identitaire par un électorat pied-noir et leurs descendants, une population très présente dans le Sud . Ils ne devraient pas oublier que ces partisans d’une Algérie française, avaient déjà été trahis par leur champion antigaulliste, Valéry Giscard d’Estaing, qui tout en étant entouré de Claude Dumont ou Hubert Bassot, avait décrété sous pression patronale, un regroupement familial qui semblait hérisser les poils de nos « Nostalgériens ».
Comment critiquer la présence de voiles dans la rue lorsque l’on regrette une époque où ils étaient un million d’Européens entourés de 9 millions de musulmans ? Comment, après avoir craché sur Ferhat Abbas, Albert Camus ou Chevalier qui souhaitaient trouver un vrai compromis, les Européens d’Algérie pensaient-ils réellement et éternellement rester dans un pays habité par un peuple d’une autre culture et pour y être traités civiquement avec iniquité. On a beau glousser sur la solidarité des tranchées ou de Monte Cassino entre les communautés, rien n’ a permis l’émergence d’une société unie en Algérie.
On peut d’ailleurs clairement se demander si plus que l’islam, dont la droite et l’extrême-droite ont été si admirative jusqu’en 1962, ce n’est pas la présence de Maghrébins en France qui irrite ces courants qui prennent plus de place dans le débat français, aidé il est vrai par la gauche la plus bête du monde. Pourtant les Pieds-Noirs, comme les Harkis et les Juifs, présents depuis des générations dans le pays, font clairement partie des dossiers plus que sensibles que l’Algérie comme la France devront régler. Cela ne soignera pas les plaies, mais rien ne peut complètement détruire la douleur de l’exil. Dans ce ping-pong mémoriel, personne ne veut se coucher.

Pour être sincère, au lieu de Gisèle Halimi, j’aurais très largement préféré proposer Jacques Paris de Bollardière, ce Compagnon de la Libération ayant refusé la torture, pour le Panthéon. Ce fervent croyant, peut-être trop blanc et trop catholique pour l’époque, incarne plus que quiconque une vision noble et généreuse de la France. Ce « Bayard des temps modernes », qui aura lutté pour une Cité humaine juste et sans faille, reste sur le dossier algérien, l’image française de la droiture sans la démagogie.

Bien sûr ce rapport n’est pas parfait, mais il reste la première pierre d’un édifice amené à se construire au travers des années, loin des passions identitaires stériles, dans l’estime et le respect de nos peuples. Laissons les historiens travailler sur l’histoire, et les jeunes générations construire un avenir, dans le respect de chaque composante. Il le faut. Nous le devons aux futures générations.

Donald Trump: un dernier tweet pour la smala

Mike Pompéo en visite au Maroc- DR (Le Monde)

« Ça passe crème» ou « ça va passer comme une lettre à la poste ». On pourra utiliser tous les termes populaires souhaités, le tweet écrit par le Président américain Donald Trump le 10 décembre dernier fait déjà date. En demandant au Maroc la reconnaissance d’Israël, en échange de la reconnaissance du Sahara occidental comme entité marocaine, Donald Trump fait un touchdown diplomatique. Les « pisse-vinaigres » avaient déjà mis sous la nappe les accords du 15 septembre dernier où deux autres états musulmans, le Bahreïn ou les Emirats arabes avaient ouvert la voie en reconnaissant « l’État des Juifs ». Or paradoxe de l’histoire, ce ne sont ni les démocrates américains, ni les travaillistes israéliens (pour ce qu’il en reste) ou les progressistes arabes (s’il en existe dans au moins deux des trois territoires cités) qui ont forcé ce rapprochement , mais les héritiers de Bush, Begin et consorts. A croire que les conservateurs, nationalistes et autres réactionnaires sont souvent plus aptes à régler les problèmes d’état à état et ont de meilleures cartes en main pour négocier des accords de paix que les chantres de l’Internationalisme. On connaît la chanson en France en 1962. Déjà en 1977, c’est l’ancien terroriste du mouvement d’extrême-droite « Irgoun » et le si conservateur Sadate (ancien agent de l’Abwehr au passage) qui s’étaient serrés la main au Camp David. Le second en avait perdu la vie.

Pour revenir sur le premier « deal », les relations entre Tel Aviv et Rabat étaient très complexes. Beaucoup de non-dits, de faux-semblants, d’hypocrisie. On ne va pas revenir sur l’histoire des Juifs au Maroc mais on ne peut comprendre les rapports bilatéraux sans passer par cette communauté. Les liens entre le Maroc et Israël sont pourtant très forts via bien entendu, la communauté juive marocaine. 800 000 Israéliens ont un ascendant venu du Maroc soit près de 13 % de la population. L’arrivée de ces Sépharades a d’ailleurs coïncidé avec l’avènement du Likoud dans les années 70 face au mépris des Natifs ou Ashkénazes, foyer électoral du travaillisme. Le mouvement des Panthères Noires à cette période visant à donner une meilleure visibilité politique aux Juifs orientaux et plus particulièrement ceux du Maroc a eu son impact. Nombre de Juifs marocains ont gardé des liens avec le pays de leurs ancêtres. S’ils ne sont plus que 5000 à vivre sur place, le contact reste permanent. Berbères judéisés ou Sépharades chassés de la Péninsule Ibérique, le Maroc est toujours leur cœur. Chaque année, les paysans berbères admirent les grosses cylindrées allant vers le sanctuaire de Amrane Ben Diouane. Ce saint repose depuis 250 ans dans un cimetière juif, planté au milieu d’une oliveraie sur les hauteurs de Ouazzane.  Ces pèlerinages s’inscrivent dans un syncrétisme judéo-maraboutique démontrant parfaitement la berbérité de nombreux Juifs originaire du Royaume. La mémoire étant une tradition juive, ils ont également gardé en souvenir l’attitude du futur Mohammed V sous le régime de Vichy (légende quelque peu dorée !). L’affection pour son fils et successeur s’immortalise à travers les innombrables rues et squares portant son nom à Israël. La coopération intergouvernementale s’est illustrée dernièrement dans le domaine de la sécurité et de la formation. Rabat a depuis une dizaine d’année souhaité réformer ses services de renseignements, extérieurs et intérieurs, qui en font un modèle d’excellence dans le pourtour méditerranéen. Le Shin Beth, le FBI israélien, et les services de police ont aidé à la tâche. L’utilisation de leurs diasporas respectives n’y est pas étrangère. Le contexte international est celui d’un facilitateur ou non des relations bilatérales entre les deux états. Hassan II avait facilité les relations entre le Caire et Tel Aviv en 1977. En 1991, Rabat avait officiellement ouvert un bureau à Tel Aviv… bureau qui fut fermé dans les années 2000 suite à la Seconde Intifada. C’est bien la pression populaire qui a freiné les relations entre les deux états. Le soutien du sujet de la rue aux « frères palestiniens » ne laisse pas insensible le Roi quel que soit son rôle religieux. A chaque guerre israélo-arabe, des attentats antijuifs ont été perpétrés au sein du Royaume, des pogroms d’Oujda de 1948 en passant par les attentats de Casablanca en 2003. C’est cette même pression populaire qui avait poussé certains dirigeants pourtant modérés d’Irak et d’Egypte mais peu enclins au panarabisme à intervenir en 1948 contre le nouvel état d’Israël. Or, on ne gouverne jamais très longtemps contre la rue et ce, quel que soit le type de pouvoir en place. Jusqu’où le rapprochement entre le Maroc et Israël peut-il aller et perdurer ? L’avenir le dira mais cette reconnaissance ouvre déjà un nouvel espace entre deux mondes à la fois frères et ennemis.

Pour Trump, c’est un départ tonitruant. En butte avec la justice américaine suite à l’élection de Joe Biden, son tweet montre que sa politique étrangère aura eu un vrai impact. Nombre d’observateurs, aux partis pris souvent inavoués, ont longtemps critiqué la politique diplomatique du « président-milliardaire » à coup de tweets provocateurs aux Nord-Coréens ou aux Iraniens, mais ceux-ci oublient pourtant que Trump reste le seul Président depuis 1945 à n’avoir déclenché aucun conflit. Respectant la tradition républicaine de l’isolationnisme, auquel une partie de l’establishment WASP reste encore très sensible, il n’a envahi aucun pays au nom de la démocratie comme ces prédécesseurs soutenus par les Atlantistes français.

Cela ne doit pas nous faire tomber dans une attitude naïve, visant à oublier que non seulement Donald Trump est toujours à la tête de la première puissance mondiale, mais qu’il défend également les intérêts américains et son image. Ses quatre années au pouvoir ont sonné un regain d’intérêt à la fois sur le Maghreb occidental tout en maintenant une coopération plus complexe que cela avec Israël, faits dont j’ai parlé de manière plus précise dans mes précédents billets (« Maroc/Algérie, les frères pétards »).

La reconnaissance par Washington du Sahara occidental est également un symbole fort car l’ancienne colonie espagnole reste un énorme caillou dans la botte de Rabat. Ce territoire riche en phosphore explique en grande partie les énormes tensions avec le voisin algérien. On ne compte plus également les atteintes aux droits de l’Homme sur les militants du Front Polisario, le mouvement indépendantiste. Il est clair que le deal entre Washington, Rabat et Tel Aviv ne va pas faciliter une réconciliation pourtant clé dans la région entre le Maroc et l’Algérie. Idéologiquement et politiquement, les deux voisins restent des adversaires. L’an dernier, Matt Pompéo avait tapé du poing sur la table afin de réconcilier les frères ennemis, mais l’ancien directeur de la CIA, en pointe sur le dossier sahraoui n’a rien fait pour calmer les tensions ces derniers jours. Maladresse ou calcul ? Ni l’un, ni l’autre, Washington ne calcule plus, il bouge les lignes. Mais Alger, comme les Russes ne lâchera pas le morceau. Surtout que Washington n’est pas l’ONU, dans les faits. Elle a comme elle l’avait fait avec les Basques de l’ETA ou les Irlandais de l’IRA, formé et armé les hommes du Front Polisario. Alger reste le principal soutien du Sahara occidental contre la puissance impérialiste du Nord. C’est d’ailleurs au nom de l’anticolonialisme que l’Algérie a également toujours refusé de reconnaître Israël. Cette vision tiers-mondiste des relations internationales s’était développée sous Ben Bella lorsqu’Alger se rêvait en Mecque du Tiers-Monde avant de continuer et de se renforcer avec ses prédécesseurs. A noter que la question israélienne a longtemps été un point de désaccords profonds entre les différentes factions du FLN : l’aile « Girondins » tenue par les historiques Ait Ahmed et Krim Belkacem ayant toujours accepté la reconnaissance de l’État sioniste. Mes différents billets depuis la création du blog ont toujours montré la complexité des différents espaces étudiés et des intérêts de chaque acteur (n’empêchant nullement un point de vue de ma part , la neutralité étant un leurre scientifique). Il y a toujours un intérêt derrière chaque décision, le hasard n’existe pas mais le temps et le changement de générations peut très bien changer la donne dans les années à venir. Quel sera la ligne de la période post-Tebboune ? Les jeunes générations algériennes resteront-elles attachées à cette ligne diplomatique et à des principes au cœur même de leur mythe national ? C’est pourtant fort possible, mais la réconciliation avec le Maroc est également souhaitée et souhaitable pour l’équilibre régional. La Paix et l’orgueil national font pourtant rarement bon ménage.

Or, puissance atlantique plus que méditerranéenne, le Royaume chérifien fut et reste un allié très important pour les Américains. Depuis Anfa, l’OSS puis la CIA sont restées sur place. Plus efficace en Algérie, les années 80 ont vu son activité grandir. Le verrou de la mer Méditerranée en face de Gibraltar lui est essentiel. Pompéo en visite la semaine dernière au Maroc a immédiatement certifié qu’une « mission américaine » s’installerait à Dakhiat, principale ville du Sahara occidentale afin de dynamiser le « nouveau Sud marocain » ; Il est de bon ton de rappeler la présence d’une future base américaine dans la future Tanger-Med II appelée à devenir le plus grand port de Mare Nostrum.

Doucement mais surement, les Américains reviennent dans le « game ». On pensait les Russes ayant un coup d’avance en mer Méditerranée, mais Washington a su manœuvrer de son côté pour démontrer qu’elle est toujours présente. Trump fut loin d’être « le yankee incontrôlable » que certains ont voulu voir. Mais quid des Européens, et des Français ?

L’imbroglio libyen- Entretien avec Bertrand Renouvin pour la Nouvelle Action Royaliste.

Historien et politiste, spécialiste du Maghreb et du monde arabe, Cyril Garcia, anime le blog Un Uber pour Tobrouk et intervient dans plusieurs médias nationaux (France Inter, Causeur).

Pourriez-vous résumer les événements qui se sont déroulés depuis la chute de Kadhafi ?

Cyril Garcia : Il faut surtout retenir les accords de Skhirat qui indiquaient le chemin vers l’établissement d’une démocratie parlementaire en Libye. Un gouvernement d’union nationale est formé par Fayed el-Sarraj et s’installe à Tripoli. Des dissensions apparaissent à l’Est du pays et le maréchal Haftar, camarade de promotion de Kadhafi, formé en Russie puis aux Etats-Unis quand il est passé dans l’opposition, s’emploie à rallier une partie de l’armée, des mercenaires et des tribus locales, notamment les Toubous établis au sud du pays. Le maréchal Haftar avait également rallié une partie du parlement de Tobrouk.

Il se crée alors une situation dans laquelle la Tripolitaine est dirigée par le gouvernement el-Sarraj, la Cyrénaïque est dirigée par le maréchal Haftar qui contrôlait plus ou moins le Fezzan. Entre le maréchal Haftar, qui veut prendre Tripoli et le gouvernement el-Sarraj qui est reconnu par l’ONU, la confrontation prend la forme d’une guerre froide jusqu’au moment où Haftar décide de mettre le siège devant Tripoli. Les combats font au moins des centaines de morts mais Haftar échoue et perd beaucoup de crédit auprès de ses alliés russes – qui s’intéressent de près à un pays qui est le troisième exportateur africain de pétrole et le sixième pour le gaz.

Quel est le jeu de la Turquie dans les affaires libyennes ?

Cyril Garcia : La Turquie a soutenu le régime parlementaire de Tripoli. Ceci pour plusieurs raisons. La première est idéologique : Erdogan est issu de l’AKP, la branche turque des Frères musulmans. Or ceux-ci ont toujours considéré qu’un régime parlementaire était le plus sûr moyen de prendre le pouvoir par le moyen des élections démocratiques. La Turquie a donc soutenu le régime parlementaire et libéral de Tripoli. La deuxième raison tient à la politique intérieure turque : depuis six ans, la Turquie connaît une très forte crise économique ; Erdogan, pour conserver son crédit électoral, a utilisé un procédé classique en surjouant le chauvinisme et le panturquisme. D’où les interventions de la Turquie en Syrie, en Méditerranée orientale contre la Grèce et récemment dans le Caucase. L’intervention en Libye s’inscrit dans cette politique panturque – on se souvient que la Tripolitaine a appartenu à l’empire ottoman jusqu’en 1912. La Turquie a donc fourni des armes au gouvernement de Tripoli mais aussi des mercenaires recrutés dans les groupes djihadistes opérant en Syrie avec un encadrement de l’armée assuré par des membres des forces spéciales turques. Elle a également soutenu Tripoli sur le plan diplomatique en critiquant le jeu de la France auprès du maréchal Haftar et à un moindre degré celui de la Russie. La troisième raison du soutien turc concerne l’énergie : la Turquie a besoin de pétrole et de gaz puisqu’elle importe 85% de son énergie.

Pourquoi la Russie intervient-elle en Libye ?

Cyril Garcia : Historiquement, la Russie n’a jamais été obsédée par la Méditerranée occidentale : depuis le XVIIIè siècle et pendant la Guerre froide, elle n’a pas eu de stratégie impérialiste et elle a cherché à développer son influence en se trouvant des alliés. Après la guerre en Syrie, les Russes ont tenté en Libye de jouer la carte des militaires. Les Russes voulaient aussi éviter que des bases islamistes se mettent en place dans cette région et menacent la Syrie et le Caucase. De fait, après la guerre de Syrie, les militants de Daesh sont partis se battre en Libye d’où ils auraient également pu menacer le Sahel.  

Quelle est la position de la France, au moment où des pourparlers s’engagent à Tunis, qui font suite au cessez-le-feu du 23 octobre ?

La France, qui porte une grande responsabilité dans la déstabilisation de la Libye en raison de la guerre qu’elle a menée en 2011, était partagée entre le soutien diplomatique au gouvernement de Tripoli et le soutien officieux, par le biais de la DGSE, au maréchal Haftar puisque celui-ci luttait contre les djihadistes. Aujourd’hui, la France soutient les pourparlers de Tunis qui réunissent les représentants du gouvernement de Tripoli et les émissaires du maréchal Haftar, alors que la Turquie critique ces négociations menées par des négociateurs trop faibles au regard des puissances qui interviennent dans le conflit.

La réunion de Tunis n’est pas la seule. Il y a aussi des pourparlers en Egypte entre les cadres militaires des deux parties libyennes mais aussi une réunion à Ghadamès pour trouver des solutions militaires. Tout cela est très flou car il est toujours difficile après une guerre civile d’opérer la réunion des factions militaires dans une même armée.

Comment voyez-vous l’évolution de ces négociations ?

Cyril Garcia : Ce n’est pas le maréchal Haftar qui dirigera la Libye demain : il a 75 ans et souffre d’un cancer. Le Parlement de Tripoli joue aussi son va-tout dans un pays qui n’a pas d’unité nationale. Cependant, le cessez-le-feu peut être l’amorce d’une solution, à condition que les grands pays cessent d’intervenir dans le conflit, ce qui n’est pas gagné ! La Turquie voit dans la situation actuelle un échec de ses ambitions, la France veut protéger le Sahel, l’Union européenne voudrait éviter que la Libye devienne une autoroute pour les migrants, sans oublier l’Italie, ancienne puissance coloniale, qui défend ses intérêts pétroliers et qui a beaucoup milité à Bruxelles en faveur du soutien à Tripoli. En revanche, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, très hostiles aux Frères musulmans, soutiennent le maréchal Haftar et perdraient en influence s’il y avait une union nationale débouchant sur des élections. Enfin, les Etats-Unis, qui ont toujours été présents en Afrique du Nord, Libye comprise, avaient comme la France un pied dans chaque camp et, comme les Russes, ils vont compter les points au fil des négociations avant de choisir leur ligne diplomatique.

Un Caucase sous tension

oznor

Le Haut-Karabagh est de nouveau à feu et à sang.
Depuis près de 8 jours, des combats ont opposé l’Arménie et l’Azerbaidjian. Séparatistes contre armée régulière. Chaque jour les combats s’intensifient. Mortier, roquettes, explosifs. Hier, Stepanakert, ville principale de la région, et seconde du pays derrière Bakou, a été privée un temps d’électricité. Des centaines de civils se terrent dans les caves, les sous-sols. La crypte de la cathédrale Sainte Mère de Dieu s’est transformée en bunker où Dieu est prié chaque minute avec la dévotion la plus absolue.
Immédiatement, la diaspora arménienne a inondé les réseaux sociaux de photos de soldats, de drapeaux et d’icones chrétiennes afin de soutenir leur pays d’origine face à l’Azerbaidjan. De Décines à Moscou en passant par Berlin et Beyrouth, la solidarité et l’élan patriotique ont été unanimes dans cette communauté née du terrible génocide de 1915. La presse française et les éditorialistes ont semblent-ils choisi leur camp puisque notre pays possède une importante communauté arménienne particulièrement structurée et active.
Le poids des communautés en France pose depuis longtemps un problème dans le traitement de l’information et la vie démocratique. Les « ethnosophiste » parfois animés de tendres et sincères motivations, usent de tous les stratagèmes pour convaincre, à mille lieues des faits, l’opinion française. En charentaise à Paris mais toujours plus royalistes que le Roi. C’est donc à toute la corporation journalistique et universitaire de ne pas tomber du Mont Ararat de la déraison pour rester dans l’information et les faits les plus tangibles.
Une prise de recul est donc nécessaire pour analyser une situation qui mérite discernement et perspective historique.
Car jusque là personne, ou presque, n’aurait été capable de mettre le nom « Haut-Karabagh »ou de « Nagory-Karabagh » sur une carte. Cette petite enclave montagneuse située en territoire azéri mais peuplée en majorité d’Arméniens est depuis une zone de tension depuis l’effondrement de l’URSS et l’indépendance de ces républicaines caucasiennes du bloc soviétique. Erevan revendique depuis le début ce territoire. Comme très souvent au XXème siècle, les états s’étant détachés d’empires multiethniques n’ont très souvent pas pris en compte le principe des nationalités et d’importantes minorités se sont retrouvés de l’autre côté de frontières étatiques artificielles. Les Hongrois continuent de pester sur la
France et Trianon en faveur de leurs compatriotes coincés en Serbie et en Roumanie. Seulement dans un Caucase réputé turbulent et guerrier, la situation s’est rapidement militarisée. En 1988, l’Arménie et l’Azerbaidjian se sont affrontés dans les massifs escarpés, au milieu des civils, pour aboutir à un cessez-le-feu hasardeux et fragile. L’hostilité séculaire entre ces deux peuples arrachés à l’Empire perse au XVIIIème siècle se polarisa sur cette région. Erevan la revendiqua en s’appuyant logiquement sur ces
habitants composés à 95 % d’Arméniens sur les mauvais traitements dont ils auraient été victimes. Les Azéris répondirent avec violence en s’attaquant à leurs adversaire partout où ce fut possible. Fin 1989, Bakou opéra un blocus ferroviaire empêchant l’acheminement de denrées alimentaires essentielles pour une Arménie fragilisée par un tremblement de terre meurtrier un an auparavant. Il fallut l’intervention de l’armée russe après de terribles émeutes à Bakou pour que les esprits se calment. Des populations arméniennes furent transférés de force vers l’Arménie et Moscou. Au total le conflit fit 30 000 morts et
entraîna une rancoeur tenace d’Erevan qui devait faute de règlement définitif aboutir à ce nouveau conflit dans une région qui n’en avait pas vraiment besoin.
Immédiatement, et pour une fois, Paris, Moscou et Washington ont demandé un cessez-le-feu. Moscou, qui possède de bonnes relations de longue date avec Bakou, soutient la chrétienne Arménie en sous-main.
L’autre acteur devenu incontournable dans la région est la Turquie. Istanbul, contrairement, aux conflit syrien ou libyen a soutraité militairement envoyant des mercenaires syriens sur place. En confortant le caractère religieux, dans une région traditionnellement imperméable à ce type de dérive, Ankara joue
encore avec le feu. La Turquie en profite également pour écorcher cette Arménie qui continue à se battre pour la reconnaissance de ce génocide qui fit lui perdre plus d’ un millions d’enfants. Ankara continue de nier les faits. Ces tensions se déplacent au grès des migrations et on ne compte plus les altercations en région lyonnaise où le monument place Antonin Poncet est régulièrement détérioré. Déjà mise en mal à l’Organisation des Nations Unies sur le dossier chypriote, Erdogan, en satrape local, garde la capacité de faire dégénérer la situation. De nombreuses manifestations d’extrême-droite en Europe se sont par ailleurs déclenchés en soutien à l’Arménie, davantage par esprit de croisade que par panache caucasien. Mais aujourd’hui les réseaux sociaux et les médias déplacent les conflits et accentuent les malheurs. En théorie, les frontières de chaque états doivent être respectés faute de créer une escalade des tensions dans une région où se trouvent la Russie, l’Iran, la Turquie ou encore l’Irak et la Syrie ! Il est bien entendu logique que le droit des peuples à disposer d’eux même reste fondamentale mais il ne peux s’accompagner d’une guerre larvée ou de violences dont les civils arméniens du Haut-Karabagh sont les
premières victimes. Comme le nationalisme et le chauvinisme se diffusent à la vitesse de l’éclair dans les deux opinions, la solution ne pourra venir que de l’extèrieur. Mais une réponse juste, équitable et logique pour les habitants de la région. Sans cela, ce problème de 30 ans pourrait être repoussé indéfiniment. Dans ce Caucase fier et guerrier, où la poésie calme l’âme des braves, un vieux poème arménien déclame que « personne ne sait si la lumière brûlera jusqu’à demain ». Il le faut pourtant, trop de temps a déjà été
perdu inutilement. Tant de morts en vain.

Moscou à Tripoli, entretien avec Roland Lombardi.

Rencontre entre le président russe Vladimir Poutine et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi au sujet du dossier libyen ? (Photo France 24).

Quelques semaines après une interview basée sur son excellent ouvrage Poutine d’Arabie (VA Editions), que je vous recommande vivement, l’historien et géopolitologue Roland Lombardi revient vers « un Uber pour Tobrouk » afin d’analyser le rôle grandissant joué par la nouvelle puissance russe en Libye après avoir très largement gagné la partie en Syrie.

Le Coronavirus n’a en aucun cas fait cesser les combats en Libye. Les médias occidentaux, et donc français, traitent des sujets selon leurs bons vouloirs. Longtemps, le seigneur de la guerre qu’est Haftar semblait gagner du terrain. Allié des Toubous, armé par l’Egypte, soutenu financièrement par de multiples acteurs très variés, l’ancien condisciple de Kadhafi contrôle aujourd’hui une grande partie de la Libye et surtout, la majorité des puits de pétrole à l’est et au Sud du pays. Son image de militaire à poigne, nationaliste et anti-islamiste plait à beaucoup. A l’Ouest, les « démocrates-tripolitains » marqués du sceau onusien, étaient soutenus, comme toujours lorsqu’il s’agit de se faufiler entre les sièges d’un quelconque parlement, par les Frères musulmans libyens, appuyés par Erdogan et le Qatar.

Les Américains, absents officiellement, ont fait des appels du pied discrets à Haftar.

Un grand merci à Roland pour ses réponses et son travail.

1- Revenons aux origines, depuis combien de temps, la Russie s’intéresse-t-elle au cas libyen et par quels moyens puisque le pays était rappelons-le, et malgré un fort arsenal militaire, occupé sur les théâtres ukrainiens et surtout syriens ?

Il faut rappeler tout d’abord que dans les années 1970-1980, l’URSS était déjà présente en Libye, qui était le terrain d’entraînement de tous les groupes révolutionnaires de la planète plus ou moins téléguidés par le KGB. L’Union soviétique, puis la Russie, a donc toujours été très proche du régime du colonel Mouammar Kadhafi qui dépensait par ailleurs des milliards de dollars en armement russe. Plus tard, lors les Printemps arabes, la Russie a gardé un souvenir amer d’avoir laissé faire l’intervention des forces de l’OTAN en mars 2011. En effet, elle ne s’y était pas opposée en s’abstenant, avec la Chine, lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais l’action occidentale n’avait initialement pour seul but que d’empêcher notamment le massacre de Misrata et non, en définitive, la chute et l’élimination physique du dictateur libyen. Les Russes se sont alors sentis littéralement floués par les Occidentaux et le pays sombra dans le chaos le plus total. A partir de là, Moscou, très occupée en Ukraine et surtout en Syrie, se tint relativement à l’écart des affaires libyennes et la diplomatie russe s’est toujours démenée, ces dernières années, pour se présenter comme une médiatrice (faussement) impartiale en Libye. Or, les Russes ont toujours été très attentifs à l’évolution de la situation en Libye et ont vu d’un très bon œil la montée en puissance de Khalifa Haftar. Car même si les diplomates russes, toujours prudents et rusés, continuent, encore aujourd’hui, à se présenter comme les intermédiaires et les médiateurs entre Sarraj et Haftar, très vite et méthodiquement, Moscou a tissé avec le militaire des liens de plus en plus étroits. Ce dernier étant sur la même longueur d’onde idéologique que le maître du Kremlin concernant la lutte contre le terrorisme et l’islam politique des Frères musulmans, comme d’ailleurs l’Égypte et les Emirats arabes unis, les deux autres parrains du maréchal…

Quoi qu’il en soit, comme je l’annonçais, et le décris dans les détails dans mon dernier ouvrage Poutine d’Arabie, ce retour en force en Libye est pour les Russes, une belle revanche sur les Occidentaux.

2- On suppose que dans sa tradition politique, et nous en avons déjà parlé moults fois sur ce blog, la Russie soutient le Maréchal Haftar. Qu’en est-il concrètement ?

Revenu en Libye en 2011, après vingt ans d’exil aux Etats-Unis, l’ancien général de Kadhafi (la rupture entre le militaire et le dictateur se fit à la fin des années 1980) s’est peu à peu imposé sur la scène politique libyenne. Ainsi, les Russes se sont sûrement dit qu’il pourrait alors se révéler comme leur homme idoine pour restaurer l’ordre dans le pays et devenir par la suite un éventuel et nouveau partenaire de poids dans leur politique méditerranéenne, moyen-orientale et surtout africaine. La première rencontre officielle entre Khalifa Haftar et des officiers russes de hauts rangs a eu lieu au large de Tobrouk à bord du porte-avions russe Amiral-Kouznetsov, le 11 janvier 2017. Depuis, l’homme fort de Tobrouk, qui parle russe puisqu’il a fait plusieurs séjours dans les années 1970 et 1980 afin de suivre les cours des prestigieuses écoles de l’état-major soviétique, s’est rendu à Moscou et s’entretient régulièrement avec le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou.

Or, depuis un peu plus d’un an, les relations se sont détériorées. Avec son enlisement devant Tripoli et ses derniers revers militaires, Poutine s’impatiente et les Russes commencent à douter de ses capacités militaires. Bien que les hommes du Kremlin le court-circuitent de plus en plus et ont tissé de nombreux liens avec d’autres jeunes officiers de son entourage, le vieux maréchal Haftar (il a 76 ans) demeure néanmoins l’une de leurs cartes maîtresses dans le jeu libyen. Car, pour l’instant, il n’y a pas d’autre alternative sérieuse.

3- Comment l’appui aux troupes s’est-il concrétisé jusque là ? En armement ? Formation par des Spetsnaz (les forces spéciales russes) sur place ?

Moscou réfute toujours catégoriquement tout soutien militaire à l’armée du maréchal. Mais ne soyons pas dupes. Ce soutien est un secret de Polichinelle. Même si ces informations n’ont jamais été confirmées, les journaux anglais The Sun et The Telegraph, citant les renseignements britanniques, ont été les premiers à évoquer l’envoi en Libye de mercenaires russes de la célèbre société militaire privée Wagner, déjà présente en Ukraine, en Syrie et dans plusieurs pays d’Afrique. Cette entreprise, parfois utilisée par le Kremlin, mais qui s’affranchit aussi, au besoin, de l’armée russe, fournirait en Libye des troupes à l’homme fort de l’Est libyen ainsi que des renseignements, des armes, des munitions, de l’artillerie, des tanks et des drones. De même, comme en Syrie avant septembre 2015, il est fort probable que soient également présents sur place des hommes du SVR, du GRU (renseignements militaires) ainsi que des « conseillers » des forces spéciales, anciens de Tchétchénie et de Syrie.

Tout récemment, selon plusieurs sources, des avions de fabrication russe (6 Mig-29 « Fulcrum » et 2 Su-24 « Fencer ») seraient partis de la base russe de Hmeimim en Syrie (et pilotés par des pilotes/mercenaires serbes ou biélorusses voire syriens) pour rejoindre et appuyer Haftar en Libye. L’implication dans ce transfert a bien évidemment été démentie par Moscou. Ces avions auraient été escortés en vol par deux Soukhoï Su-35 de l’armée de l’air russe. La présence d’un avion de transport Tu-154 a même été évoquée.

4- Sait-on si la Russie opère directement avec ses alliés où si elle opère seule sur le terrain ?

Les Russes jouent toujours leur propre partition. Toutefois, il est certain qu’en Libye, leurs intérêts coïncident fortemant avec ceux de leurs partenaires égyptiens et émiratis par exemple.

D’ailleurs, dans l’affaire des avions russes évoquée plus haut, certains observateurs se sont demandés si ces appareils n’auraient pas été acquis par les Emirats arabes unis afin de renforcer la composante aérienne de l’ANL. Ou, comme l’avancent certains, si ce ne serait pas la Syrie qui aurait fourni ces avions, Damas et le gouvernement de Tobrouk ayant récemment resserré leurs liens. Dans tous les cas, cette opération n’aurait jamais pu se réaliser sans l’aval du Kremlin.

5- Quel est clairement l’objectif russe ? La création de satellite diplomatique comme durant la Guerre froide? Un « Tartous berbère » pour sa flotte ? Le pétrole ?

Evidemment, lorsqu’il y a des conflits ou des tensions dans cette partie du monde et que l’on gratte un peu, on retrouve toujours des questions de pétrole ou de gaz. Bien sûr, Moscou aspire à une plus grande part du pétrole et du gaz libyen, notamment après la signature d’un accord effectuée en février 2017 entre le président de la firme nationale libyenne de pétrole et l’entreprise russe Rosneft. Les Russes veulent également trouver un nouveau marché pour leur blé et leur maïs.

Or, à la différence des Français par exemple, le commerce ou l’économie passent toujours après les considérations politiques et surtout géopolitiques. Lorsque nous traitons des affaires internationales, il faut toujours avoir les yeux fixés sur une carte du monde pour comprendre ce qui s’y passe. Ainsi, Poutine est en train de concrétiser le vieux rêve stratégique des Soviétiques de contournement de l’Europe par l’Afrique du nord. En effet, il tend une chaîne d’alliance sur le flan oriental et sud de la Méditerranée. Celle-ci va de la Syrie à l’Algérie (premier fournisseur militaire de Moscou) en passant par Israël (dont les relations avec la Russie sont plus fortes qu’on ne le croit) et l’Egypte (depuis 2018, les armées russe et égyptienne effectuent des exercices militaires communs dans le désert égyptien et Le Caire vient d’acquérir une vingtaine de Sukhoi Su-35 russes). La Russie prend donc clairement à revers l’Europe et donc l’OTAN mais également la Turquie, à la fois sur le plan militaire mais surtout énergétique. La Libye est pour l’instant le maillon faible de cette chaîne. C’est la raison pour laquelle la Russie fera tout ce qui est en son pouvoir pour qu’un homme à poigne, proche de leurs intérêts, prenne en main ce pays, qui sera tout autant une passerelle et une nouvelle porte d’entrée vers l’Afrique. Ne perdons pas de vue que les Russes sont déjà très présents en Centrafrique, au Mozambique, au Soudan mais aussi de plus en plus au Sahel…

Des projets de bases navales et militaires sont sûrement dans les tuyaux comme c’est déjà le cas en Algérie et en Egypte d’ailleurs…

Enfin, et il ne faut pas la négliger, il y a une considération idéologique. La Libye est une nouvelle illustration de l’échec du regime change et du nation building, d’une démocratie imposée de l’extérieur si chère aux Occidentaux. Même si ce pays est loin de leurs frontières, il ne doit pas tomber aux mains de l’islam politique et des Frères musulmans libyens qui sont derrière Fayez Al-Sarraj. Comme la Syrie, la Libye ne doit pas être un modèle « islamiste » pour les populations de ses territoires vassalisés du Caucase ou des anciennes républiques soviétiques musulmanes d’Asie centrale.

6- Selon toi, cette tentative d’hégémonie russe peut-elle déboucher sur une crise voire un conflit ouvert entre la Russie et la Turquie ?

Pour l’instant c’est peu probable. Pour les Russes, comme pour Haftar d’ailleurs, il serait préférable que l’ALN parvienne seule à prendre Tripoli (ou à la rigueur avec l’aide d’une intervention au sol de l’Egypte ou des E.A.U). Or, pour le moment, les Russes semblent être les seuls capables de contrer sérieusement les Turcs.

Comme on l’a vu, dans tout conflit dans la région, plusieurs acteurs internationaux interfèrent dans la crise libyenne. Chacun y a ses propres intérêts et sa propre stratégie (Europe, France, Italie, Allemagne), prenant parti soit pour Fayez Sarraj, soit pour Khalifa Haftar. Tandis que d’autres lorgnent sur les richesses naturelles de la Libye ainsi que sa place stratégique (Turquie, Russie, Etats-Unis).

Surtout, le pays est devenu le symbole et l’épicentre de la confrontation politico-idéologique féroce que se livrent actuellement dans le monde arabe l’Égypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite d’une part et la Turquie et le Qatar d’autre part. Les premiers soutiennent les pouvoirs forts, autoritaires et contre-révolutionnaires (donc Haftar en Libye) et les seconds promeuvent l’islam politique et les Frères musulmans (donc Sarraj).

Ainsi, avec son intervention directe en Libye (envoi d’armes, de troupes et de drones… pour soutenir Sarraj), Erdogan a plusieurs objectifs. D’abord, en opérant au-delà de ses frontières, le président turc brise son isolement international actuel tout en confirmant sa politique neo-ottomane. De fait, il se repositionne en Méditerranée pour, par exemple en Libye, profiter des ressources gazières du pays.

Ensuite, de par son implication dans la crise libyenne, Ankara s’impose comme un interlocuteur privilégié des Européens dans la zone. Enfin, la Turquie peut « transférer » sur le sol libyen ses mercenaires jihadistes évacués de Syrie, puisque la bataille d’Idleb est en phase finale.

Certes, le contexte international et local actuel serait propice pour que la Russie passe à l’action. Or, il y a toutefois des limites que les stratèges russes, très prudents, sont loin de négliger et qu’ils prennent assurément en considération.

Fortes de leur expérience sur le terrain d’opération syrien, les forces militaires russes seraient parfaitement capables de se projeter une nouvelle fois et « finir le travail ». En quelques semaines, les Russes pourraient aisément faire pencher définitivement la balance en faveur de leur poulain. Des plans d’intervention sont déjà prêts de longue date dans les Etats-majors de Moscou…

Par ailleurs, auréolée par son succès militaire et diplomatique en Syrie, la Russie aurait inévitablement le soutien et l’appui d’un certain nombre de protagonistes importants du conflit libyen. Bien sûr, l’Egypte de Sissi, l’Arabie saoudite de MBS et les Emirats arabes unis de MBZ verraient sûrement d’un très bon œil une implication directe de l’armée russe. L’Algérie, grand partenaire de Moscou, n’y trouverait rien à redire. Quant aux pays africains, dans le cadre de son retour progressif mais appuyé sur le continent, la Russie bénéficie actuellement d’une certaine aura et de toutes les attentions et la bienveillance des Chancelleries africaines …

Enfin, nous connaissons l’opinion de Trump sur le dossier libyen. En dépit des apparences officielles de l’administration américaine, il est évident qu’en son for intérieur, le locataire de la Maison-Blanche trouve l’homme fort de Benghazi tout à fait à son goût (il serait en contact direct et régulier avec lui)… Quant à l’Europe, elle est très préoccupée par la question libyenne. Ce que craignent par-dessus tout les dirigeants européens, c’est une nouvelle arrivée massive de réfugiés sur ses côtes. Mais à l’inverse de la crise syrienne, les Européens sont très divisés sur la Libye. Tous, Français, Allemands et Italiens clament haut et fort que la solution doit être politique mais ils savent pertinemment qu’aucune issue sérieuse dans ce sens ne pointe à l’horizon. C’est pourquoi, la France s’est tournée discrètement vers Haftar, mais tout en affirmant être du côté de la légalité internationale… Dans cette perspective, confronté à la crise sanitaire du coronavirus et surtout à ses conséquences économiques catastrophiques pour le Vieux continent, celui-ci détournerait sûrement le regard en cas d’intervention russe, sans pour autant être avare en protestations et véhémentes condamnations…

A n’en pas douter, une intervention russe serait déclenchée lorsque personne ne s’y attendrait. Rien de tel qu’un effet de surprise et de sidération, comme en Syrie en septembre 2015, pour la réussite d’une telle aventure.

Là où le bât blesse pour Moscou, c’est que même si le Qatar et la Turquie sont, plus qu’aucun autre acteur dans la région, fortement affaiblis par la crise économique mondiale actuelle (l’économie turque étant sous perfusion qatarie…), Poutine ne peut pas se permettre pour l’instant une confrontation directe avec Erdogan (dont le pays est membre de l’OTAN !). Ouvrir un second front en Libye alors que la guerre en Syrie n’est pas totalement achevée, n’est pas raisonnable pour le maître du Kremlin. D’autant plus, qu’il a encore besoin de son « partenaire » turc, certes détestable au possible mais incontournable, dans le règlement final du conflit syrien notamment à Idleb.

« Terreur de jeunesse »: témoignage d’un ancien djihadiste français.

Ce livre aurait pu s’appeler « Voyage au bout de la nuit » ou au « bout des mille et une nuit » tant cette aventure reflète le destin d’une génération d’Européens dans les méandres du djihadisme des années 90. Un tunnel long et étroit dont beaucoup ne trouvèrent jamais une véritable sortie. L’auteur, un lyonnais nommé David Vallat, converti à l’islam salafiste dans sa forme la plus violente, a tour à tour combattu en Bosnie puis en Afghanistan avant de s’acoquiner aux terroristes comme Khaled Kelkal, l’auteur présumé des attentats du métro Saint-Michel en 1995. Après cinq années de prison et de saines lectures, l’auteur a fait un énorme travail sur lui-même pour nous livrer ce magnifique témoignage sorti en 2017 suite aux attentats des frères Kouachi.

Son « Terreur de jeunesse » est à la fois un exil intérieur auprès d’une jeunesse désœuvrée et sans véritable repère dans une France ouvrière et provinciale. La France des Gilets jaunes mais pas que… Seulement, le parcours de David est également une véritable odyssée le long de cette route de la soie, où se mène un djihad militaire au centre d’une région stratégique depuis des siècles. Un jeune Français converti à l’islam au centre d’enjeux qui le dépasse. Un engagement dans le djihadisme international en forme de va-et-vient, dans un périple inique pour n’importe quel Français de sa génération. Et en particulier lorsque l’on vient d’une petite cité ouvrière de Villefontaine, entre l’Isère et le Rhône, à deux pas de la Loire. Au milieu de tout et de rien. Aîné d’une famille de quatre enfants, élevé dans une famille populaire et monoparentale, l’auteur passe son enfance comme des millions d’autres entre football et rigolade sur le parking du quartier. Le petit gaulois au teint hâlé grandit au milieu d’enfants d’immigrés turcs, portugais, et maghrébins dont les parents sont venus travailler dans nos usines, aux côtés de Français de plus vieille souche issus de l’exode rural. La communauté maghrébine, notamment Algérienne, y est majoritaire. David rencontre donc l’islam avec des amis d’enfance qui ne le pratiquent souvent que par mimétisme familial sans en connaître les tenants et les aboutissants, religion du repli sur soi souvent éloignée de toute spiritualité.

Etre confronté à d’autres cultures peut être une source d’enrichissement personnel comme de frustration identitaire lorsque les piliers censés incarner son propre pays semblent défaillants à faire vivre ce tout. L’école, jadis assimilationniste et républicaine, est en décomposition, et le mal est déjà fait lorsque la Grande Muette l’appelle pour le service militaire. Crêpe sur la tête, sa formation militaire et une certaine discipline transforment le jeune homme déjà déscolarisé aux portes de la délinquance. Marqué par les cours d’histoire sur la Seconde Guerre mondiale, le petit-fils de militant communiste, rêveur et idéaliste, est frappé par la violence subie par les Bosniaques, coreligionnaires certes mais victimes de l’Histoire. La naïveté adolescente est ainsi hameçonnée par de cyniques pêcheurs-prêcheurs de l’islam politique le plus dévastateur.

Aventure tant tiers-mondiste que religieuse, internationalisme vert et noir, teintée d’un rouge si tragique, ces combats dépassent très largement les frontières hexagonales pour mieux combattre ses propres démons. Il décide en février 1993 de rejoindre des combattants bosniaques à Mostar. Avec d’autres compagnons d’infortune, il traverse en voiture toute l’Italie jusqu’à Trieste avant de rejoindre les Balkans. Chance ou malchance, la Croatie et la Bosnie alliées contre la Serbie avant leur départ, se déclarent la guerre lorsqu’ils sont en voiture. Ils échappent de peu la mort, désarmées. Mais ce court voyage reste formateur. Sur place, ils sont au contact d’une culture slave bien plus variée qu’il ne l’imaginait, dans cette poudrière sanglante que fut l’ancien « royaume » du maréchal Tito. Une guerre où ces moudjahidines venus mourir en martyrs sont très mal vus par les Bosniaques, musulmans culturels et amateurs de rakia comme de bonne chère. Cette première aventure s’avère un fiasco qui ne rompt pas pour autant l’élan du jeune homme plein de testostérones et d’illusions.

Le périple se prolonge, devient sérieux. Le Pakistan, officiellement allié des Américains mais au comportement trouble. Peshawar. L’Afghanistan, ses montagnes arides peuplées de populations pauvres mais vaillantes, auréolées d’une victoire sans précédent sur les Soviétiques, Kandahar. Ils fréquentent sur place les camps d’entraînement djihadiste au milieu de soldats de Dieu aguerris et fanatisés. L’ancien chasseur alpin fait vite ses preuves mais subit un racisme pour le moins surprenant chez ces tenants d’une Oumma imaginaire. Le « gaouri », terme venu du persan désignant ces mécréants de Français, entraîne des réponses particulièrement virils de sa part. Après quelques escarmouches, il retourne en Europe avec l’espoir tenace de combattre. Là, il fréquente les quartiers les plus sensibles du continent, véritable guêpier où se côtoient schizophrènes et petites frappes devenus fous de Dieu en deux coups de tapis de prière. Avec d’autres islamistes, il transporte faux passeports et armes à tout le gotha des ghettos djihadistes, du Londonistan à Molenbeeck en passant par les Minguettes, le tour d’Europe de l’apocalypse conforté par un indéniable déni des pouvoirs publics.

Au fil du temps, une rencontre avec des membres de Groupes Islamiques Armés lui sert de déclic. Combattre des nationalistes Serbes ou des hommes en treillis lui semblaient un chemin honnête mais lorsque ces hommes nommés Kelkal commencent à envisager de s’attaquer aveuglément à des civils, cela dépasse son imagination. On imagine la phrase pleine de sens d’Albert Camus trotter dans sa tête. Le Prix Nobel choisissant « sa mère plutôt que la justice » en pleine guerre d’Algérie. Le dépucelage par le réel.

Tout stopper avant qu’il ne soit trop tard. La police l’arrête… à temps.

Au milieu de portraits, paysages et introspections, le désormais cadre d’une entreprise de métallurgie et père d’une petite Sarah, analyse froidement son parcours sans se chercher d’excuses. Son travail lui permet aujourd’hui d’intervenir dans les médias afin d’analyser une mouvance qui malheureusement ne tarit pas. L’écriture de son livre est concise, claire et sans fioriture, ni complaisance. Son témoignage riche et dépassionné s’avère fondamental pour comprendre une jeunesse en manque de repère, idiots utiles d’une idéologie nihiliste, amenés à suivre la pire des voies possibles : le meurtre au nom d’un crépuscule sanguinaire et démoniaque. Triste comble.

Oui, la France joue un trouble jeu en Libye

Si la France soutient officiellement le gouvernement libyen d’union nationale d’El-Sarraj, elle semble, malgré les protestations de l’Elysée, placer des pions dans le camp du maréchal Haftar. Plus globalement, la Libye est (re)devenue le théâtre d’affrontements des intérêts des plus grandes puissances mondiales. 


Des milliers de personnes ont défilé à Tripoli, ce vendredi 3 mai, pour protester contre la présence des troupes de l’Armée nationale libyenne aux portes de la capitale. Mais cette colère populaire a également visé la France et son rôle jugé très ambigu dans les offensives. Paris est accusé par le gouvernement libyen de soutenir financièrement et militairement le chef de l’insurrection, le maréchal Haftar.

Un taxi pour Tripoli

Depuis le 4 avril, ces forces composées de rescapés de l’armée de Kadhafi, de Tchadiens et de tribus de l’est tentent de prendre la ville dirigée par le gouvernement d’union national d’El-Sarraj, seul acteur reconnu par les Nations unies (ONU). Les combats ont encore fait près de 400 morts ces trois dernières semaines. Immédiatement, le chef du Quai d’Orsay, Jean-Yves Le Drian a déclaré que la France n’était pas partisane d’Haftar : Paris travaille pour un cessez-le feu et l’organisation d’élections.

Que la France ne soit pas neutre sur ce dossier n’est pas une nouveauté. C’est sous Nicolas Sarkozy que Kadhafi fut renversé, avec le concours de l’Otan. Plus récemment, les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron avaient tenté des sorties diplomatiques au conflit. Elles ont systématiquement échoué, faute de compromis possible entre les deux belligérants. La dernière en date, en décembre 2018, à Paris. De son côté, El-Sarraj est depuis quelques jours de passage en Europe à la recherche d’alliés : de Milan à Paris en passant par Berlin.

Officiellement, Emmanuel Macron a clairement apporté son soutien à Tripoli. Il reste solidaire de la position européenne en soutenant le gouvernement adoubé par les instances internationales. Et juge « inacceptables et infondées » les critiques affirmant le contraire. Mais dans les faits, Paris semble appuyer les deux camps.

Eviter un nouveau foyer islamiste

Le 17 juillet 2016, un hélicoptère transportant trois sous-officiers de la DGSE s’écrasait à Benghazi, dans la zone d’Haftar… Une scène qui ne fut pas du goût des hommes du Commandement des opérations spéciales français en poste… à Tripoli. Le but étant probablement de placer des pions dans chaque camp. L’arrivée des islamistes dans le sud-est du pays a semble-t-il poussé l’Elysée à soutenir Haftar. La crainte de voir naître un foyer islamiste avec l’arrivée de combattants syriens a forcé la France à agir dans une région où son influence a toujours été forte comme le montre sa présence au Tchad ou au Mali. Car, soyons clairs, si elle soutient Haftar, un militaire à poigne, elle renoue avec la tradition diplomatique gaullienne, dont le dernier représentant fut Jacques Chirac, qui visait à s’allier à des régimes autoritaires contre les Frères musulmans et autres islamistes. Depuis Nicolas Sarkozy, le camp atlantiste a très largement pris le dessus au Quai d’Orsay et dans certains services de l’armée, comme au renseignement militaire. La première intervention en Libye puis les tentatives de soutenir des combattants islamistes en Syrie, toujours pour les droits de l’homme, en attestent. Mais redorer son blason en jouant les équilibristes après le fiasco syrien est un exercice particulièrement sensible, et il n’est pas sûr que la France sorte grandie de cette situation.

Tout le monde aime la Libye

La crise syrienne a redonné des ailes à un grand nombre d’Etats qui, jusque-là, se contentaient de défendre leur pré-carré et leur frontière. Dorénavant, chacun des deux acteurs en présence en Libye a ses propres soutiens, parfois les mêmes.

L’Italie, petite puissance diplomatique, est aujourd’hui le principal appui d’El-Sarraj. L’ancienne puissance coloniale a dirigé Tripoli de 1911 à 1947. Rome avait renoué des contacts avec la Libye sous Berlusconi qui, par l’entremise de Vladimir Poutine, s’était lié d’amitié avec Mouammar Kadhafi. En 2008, un accord avait été signé où l’Italie s’engageait à verser 25 milliards en cinq ans comme compensation à la colonisation. En échange, l’Italie est devenue le premier partenaire économique de la Libye. ENI, la société pétrolière italienne y possède de nombreux puits… Le partenariat s’est étendu par la suite à la lutte contre l’émigration clandestine. L’Italie de Salvini est très présente sur ce dossier. Soucieuse de maintenir une influence dans la région, Rome a envoyé 400 soldats dans la Tripolitaine qu’El-Sarraj et ses hommes ont de plus en plus de mal à tenir. Outre la solution militaire, l’Italie a tenté à Palerme une solution diplomatique qui a totalement avorté. Soucieux de maintenir sa crédibilité diplomatique, Salvini – qui est tant critiqué par les chapelles européennes pour ses prétendus souverainisme et autoritarisme – gère le dossier libyen de très près, quitte à s’accrocher avec son voisin français.

El-Sarraj est soutenu par des Etats très différents. Le tampon « ONU » n’a par exemple jamais empêché les islamistes de soutenir par intérêt les transitions dites démocratiques. Les islamistes sont présents au sud et à l’est du pays, où se mêlent tribalisme et radicalité religieuse, mais également à Tripoli. Les Frères musulmans ont été, depuis les années 50, parmi les premiers opposants aux régimes autoritaires et c’est donc en toute logique qu’ils se sont retrouvés au pouvoir des dites démocraties après les Printemps arabes en Tunisie ou en Egypte. Nombre de ces militants particulièrement bien formés et structurés soutiennent El-Sarraj avec l’espoir de récupérer le pouvoir. C’est dans cette optique que la Turquie soutient militairement et financièrement les forces politiques de tendances islamistes. Soucieux d’apparaître comme un calife tant espéré du monde sunnite, Erdogan a promis d’aider Tripoli contre les troupes d’Haftar. En décembre dernier, des bateaux turcs remplis d’armes avaient été interpellés. Et des drones ont été saisis il y a peu par les hommes d’Haftar à destination de leurs adversaires. Autre aspect important souligné par le géographe Ali Bensaad, la Turquie tente aussi de s’appuyer sur des relais ethniques. La ville de Misrata, à 200 kilomètres à l’est de Tripoli est composée d’un tiers de Kouloughlis, descendants des soldats ottomans du temps de la Régence. Comme souvent, le Qatar apparaît comme le grand argentier de ces opérations visant à installer les islamistes au pouvoir, au même titre que les Emirats arabes unis.

Dans le camp d’en face, le principal soutien reste l’Egypte. Historiquement, la Cyrénaïque, foyer de départ de l’insurrection, est la région la plus arabisée et la plus proche de l’Egypte. Depuis le début, le maréchal Sissi soutient « son petit frère libyen », maréchal également. L’ancien combattant du Kippour et du Tchad, Haftar, correspond également à la logique de pouvoir égyptienne, à savoir un autoritarisme militaire usant de l’anti-islamisme comme stratégie de pouvoir. Le Caire espère bénéficier d’une aide pétrolière et économique à moyen terme. L’Arabie saoudite, afin de contrecarrer l’influence turco-qatari dans la région, aide financièrement.

Les Etats-Unis revoient leur copie

Côté russes et américains, Haftar semble l’emporter. Dans la même logique qu’en Syrie, Moscou a fait de la lutte contre l’islamisme un de ses cheval de bataille. Si elle n’a pas d’intérêt direct comme en Syrie, la Russie tente d’élargir son influence sur tout le pourtour méditerranéen en s’appuyant sur des pouvoirs autoritaires.

Du côté américain, Donald Trump est encore en rupture avec ces prédécesseurs. Il a sensiblement retenu les leçons des échecs américains au Moyen-Orient depuis bientôt 40 ans, la Syrie étant la dernière en date. Le vendredi 19 avril, un communiqué de la Maison blanche a ainsi indiqué qu’un appel téléphonique avait été échangé entre le président américain et le maréchal Haftar. Après avoir longtemps tergiversé entre les deux camps, le sous-secrétaire d’État Mike Pompeo avait même demandé un cessez-le-feu après le début de l’offensive de l’ANL. Désormais le président américain soutient officiellement le coup de force d’Haftar. Un « coup d’Etat » selon l’ONU.

La Libye reste décidément le carrefour de toutes les luttes comme l’avait compris le grand géologue français Conrad Kilian après sa découverte, dans le Fezzan, de gigantesques nappes de pétrole. Découverte qui lui coûta la vie et un injuste oubli. Plus de 70 ans après Tobrouk et Bir Hakeim, les sables libyens, dont les intérêts économiques n’ont sensiblement pas changé, sont encore les témoins d’âpres affrontements entre des belligérants toujours plus nombreux…

Avec Bensalah, Bouteflika est toujours là.

Si le départ d’Abdelaziz Bouteflika a ravi la foule qui manifestait depuis plusieurs semaines, son remplaçant automatique, Abdelkader Bensalah, possède les mêmes caractéristiques que lui. En Algérie, le système est toujours là, tout a changé pour que rien ne change. 


L’acte I s’est enfin terminé. Le 4 avril, la rue a eu raison d’Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis vingt ans.

Depuis des semaines, des manifestations pacifiques s’étaient déployées dans toutes les rues du pays. Drapeaux algériens à la main, des centaines de milliers de personnes ont battu le pavé avec l’espoir de voir partir le président âgé de 82 ans. Hommes, femmes, enfants, jeunes comme vieux, cadres et sans emplois, jamais l’Algérie n’avait connu de tels mouvements de liesses depuis l’Indépendance en 1962. Tous ont occupé les rues avec l’espoir et la détermination de voir ce pays gangrené par le chômage et la corruption se doter d’une démocratie saine et renouvelée.ADVERTISINGOuverture dans 0

Bouteflika, l’arbre qui cachait Bensalah

Alors, lorsque conformément à la Constitution, le président du Sénat Abdelkader Bensalah s’est retrouvé président de la République, c’est un sentiment d’humiliation et de colère qui a frappé la foule. Car Bensalah ressemble à l’ancien président.

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Légèrement plus jeune, 77 ans, c’est un éléphant dans une société où l’âge moyen est de 26 ans, parmi les plus jeunes du continent africain. Bensalah est membre du Rassemblement national démocratique (RND), un parti créé par l’ancien Premier ministre, Ahmed Ouyahia, pour servir d’appoint au Front de libération nationale (FLN), le parti majoritaire. Bien qu’il ne doive rester que 90 jours au pouvoir, Bensalah représente tout ce qu’a combattu la rue pacifiquement mais avec détermination. Le système. Une coalition mêlant monde politique, pétrole et armée. Bouteflika n’était que l’arbre cachant une forêt bien plus vaste à laquelle appartient le nouveau président par intérim, une forêt que la décennie noire n’a fait que densifier dans les années 90.

Bensalah, le « Marocain »

Abdelkader Bensalah a été journaliste dans les années 70, spécialisé notamment sur le Levant. Devenu député de la région de Tlemcen dans la même décennie, il entame une carrière de diplomate en devenant ambassadeur en Arabie saoudite à la fin des années 80, une période où Bouteflika s’est éloigné de la politique. Les deux compères, comme d’autres de cette génération, reviennent aux commandes avec la guerre civile. Bensalah préside entre 1994 et 1997, le Conseil national de transition, l’unique chambre parlementaire après l’interruption du processus électoral de 1991. Puis c’est la voie royale : président de l’Assemblée populaire nationale de 1997 à 2002 puis de la plus haute chambre du pays de 2002 à 2019.

De manière totalement caricaturale, son CV incarne de A à Z la génération Bouteflika qu’a justement rejetée cette révolte pacifique. Immédiatement, de vieilles rumeurs ont éclaté sur le pavé et les réseaux sociaux : Bensalah ne pourrait être président car né Marocain.

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En 2013, lorsque s’était posée la question d’une possible succession d’Abdelaziz Bouteflika, le nom de Bensalah avait déjà surgi. Lakhdar Benkhellaf, leader parlementaire du Front pour la Justice et le Développement (FJD), avait suscité la polémique déclarant qu’Abdelkader Bensalah « avait la nationalité marocaine » avant d’être naturalisé algérien. « La condition pour qu’un responsable occupe le poste de président de la République est de posséder la nationalité algérienne d’origine », avait-il confié à des médias algériens. Une polémique sur fond de chauvinisme étriqué vite battue en brèche par l’intéressé qui était bien né en Algérie à Beni Messahel dans la wilaya de Tlemcen le 24 novembre 1941. Déplorable pour un homme engagé très jeune dans l’Armée de Libération nationale (ALN).

« L’Algérie aux Algériens »

A l’annonce de sa prise de poste, un sentiment d’abattement s’est répandu dans la foule. Ces manifestants pleins d’enthousiasme et de dynamisme se sont sentis trahis : tout ça pour ça. Un sentiment de colère teinté par moment de paranoïa a émergé sur la toile et sur les pancartes : les Occidentaux ne veulent pas d’une démocratie en Algérie. Les rumeurs les plus folles ont pointé leur nez : les responsables seraient à l’étranger. Après l’Irak, la Syrie ou la Libye, les Américains, les Français et consort souhaiteraient le chaos pour mettre la main sur le pétrole et le gaz. « L’Algérie aux Algériens », réclament certains manifestants. Ces réflexes, bien que minoritaires, révèlent une société fragile et friable. La crainte d’assister à un durcissement du régime est une donnée à ne pas négliger. Les relations avec la police se sont quelque peu délitées et l’armée a déjà récupéré les services de renseignement. Une partie de la population parle même de boycotter les scrutins prévus le 4 juillet.

Manifestation contre "l'ingérence étrangère" à Alger. PPAgency/SIPA / 00900151_000007

Manifestation contre « l’ingérence étrangère » à Alger. PPAgency/SIPA / 00900151_000007

Malgré tout, l’espoir reste de mise. « On ne lâchera pas avant l’émergence d’un nouveau système et d’une nouvelle génération de dirigeants au pouvoir ». Oui, mais avec qui ? Diriger un pays ne s’improvise pas et l’absence d’une opposition crédible depuis de nombreuses années n’a rien arrangé. Si les forces vives existent forcément, elles tardent à émerger. Faire une campagne présidentielle demande un minimum de structures partisanes, de fonds, de leaders. Les rares noms comme Rachid Nekkaz ou l’ancien militaire Al Ghediri apparaissent bien trop marginaux pour le moment et les reliquats de l’ancien régime, tels Ali Benfils ou tous ceux qui seraient apparentés au FLN ou au RND, sont exclus d’avance par la population. Et chez les jeunes, rien pour le moment.

Qui veut gouverner l’Algérie ?

En 1962 était sorti des tréfonds du pays des hommes aussi talentueux que Boudiaf ou Ait-Ahmed ; aujourd’hui, la période est à la disette ou tout du moins l’inconnu. Reste l’éternelle menace islamiste. A la fin des années 80, le Front islamique du Salut (FIS) avait bénéficié, outre des mêmes maux qu’aujourd’hui, d’hommes revenus d’Afghanistan et de leaders charismatiques comme Belhadj ou Madani. Aujourd’hui, le seul parti de cette obédience est le mouvement de la Société pour la Paix du docteur Makri, qui peut-être un prétendant dans ce bal où la politique de la chaise libre rend tous les scénarios possibles. Mais est-ce qu’un pays, encore marqué par la décennie noire, le souhaite, vraiment ?

Tout a changé pour que rien ne change. L’immense coup de balai attendu n’a pas encore eu lieu. Les auditions pour l’acte II ont commencé.