L’imbroglio libyen- Entretien avec Bertrand Renouvin pour la Nouvelle Action Royaliste.

Historien et politiste, spécialiste du Maghreb et du monde arabe, Cyril Garcia, anime le blog Un Uber pour Tobrouk et intervient dans plusieurs médias nationaux (France Inter, Causeur).

Pourriez-vous résumer les événements qui se sont déroulés depuis la chute de Kadhafi ?

Cyril Garcia : Il faut surtout retenir les accords de Skhirat qui indiquaient le chemin vers l’établissement d’une démocratie parlementaire en Libye. Un gouvernement d’union nationale est formé par Fayed el-Sarraj et s’installe à Tripoli. Des dissensions apparaissent à l’Est du pays et le maréchal Haftar, camarade de promotion de Kadhafi, formé en Russie puis aux Etats-Unis quand il est passé dans l’opposition, s’emploie à rallier une partie de l’armée, des mercenaires et des tribus locales, notamment les Toubous établis au sud du pays. Le maréchal Haftar avait également rallié une partie du parlement de Tobrouk.

Il se crée alors une situation dans laquelle la Tripolitaine est dirigée par le gouvernement el-Sarraj, la Cyrénaïque est dirigée par le maréchal Haftar qui contrôlait plus ou moins le Fezzan. Entre le maréchal Haftar, qui veut prendre Tripoli et le gouvernement el-Sarraj qui est reconnu par l’ONU, la confrontation prend la forme d’une guerre froide jusqu’au moment où Haftar décide de mettre le siège devant Tripoli. Les combats font au moins des centaines de morts mais Haftar échoue et perd beaucoup de crédit auprès de ses alliés russes – qui s’intéressent de près à un pays qui est le troisième exportateur africain de pétrole et le sixième pour le gaz.

Quel est le jeu de la Turquie dans les affaires libyennes ?

Cyril Garcia : La Turquie a soutenu le régime parlementaire de Tripoli. Ceci pour plusieurs raisons. La première est idéologique : Erdogan est issu de l’AKP, la branche turque des Frères musulmans. Or ceux-ci ont toujours considéré qu’un régime parlementaire était le plus sûr moyen de prendre le pouvoir par le moyen des élections démocratiques. La Turquie a donc soutenu le régime parlementaire et libéral de Tripoli. La deuxième raison tient à la politique intérieure turque : depuis six ans, la Turquie connaît une très forte crise économique ; Erdogan, pour conserver son crédit électoral, a utilisé un procédé classique en surjouant le chauvinisme et le panturquisme. D’où les interventions de la Turquie en Syrie, en Méditerranée orientale contre la Grèce et récemment dans le Caucase. L’intervention en Libye s’inscrit dans cette politique panturque – on se souvient que la Tripolitaine a appartenu à l’empire ottoman jusqu’en 1912. La Turquie a donc fourni des armes au gouvernement de Tripoli mais aussi des mercenaires recrutés dans les groupes djihadistes opérant en Syrie avec un encadrement de l’armée assuré par des membres des forces spéciales turques. Elle a également soutenu Tripoli sur le plan diplomatique en critiquant le jeu de la France auprès du maréchal Haftar et à un moindre degré celui de la Russie. La troisième raison du soutien turc concerne l’énergie : la Turquie a besoin de pétrole et de gaz puisqu’elle importe 85% de son énergie.

Pourquoi la Russie intervient-elle en Libye ?

Cyril Garcia : Historiquement, la Russie n’a jamais été obsédée par la Méditerranée occidentale : depuis le XVIIIè siècle et pendant la Guerre froide, elle n’a pas eu de stratégie impérialiste et elle a cherché à développer son influence en se trouvant des alliés. Après la guerre en Syrie, les Russes ont tenté en Libye de jouer la carte des militaires. Les Russes voulaient aussi éviter que des bases islamistes se mettent en place dans cette région et menacent la Syrie et le Caucase. De fait, après la guerre de Syrie, les militants de Daesh sont partis se battre en Libye d’où ils auraient également pu menacer le Sahel.  

Quelle est la position de la France, au moment où des pourparlers s’engagent à Tunis, qui font suite au cessez-le-feu du 23 octobre ?

La France, qui porte une grande responsabilité dans la déstabilisation de la Libye en raison de la guerre qu’elle a menée en 2011, était partagée entre le soutien diplomatique au gouvernement de Tripoli et le soutien officieux, par le biais de la DGSE, au maréchal Haftar puisque celui-ci luttait contre les djihadistes. Aujourd’hui, la France soutient les pourparlers de Tunis qui réunissent les représentants du gouvernement de Tripoli et les émissaires du maréchal Haftar, alors que la Turquie critique ces négociations menées par des négociateurs trop faibles au regard des puissances qui interviennent dans le conflit.

La réunion de Tunis n’est pas la seule. Il y a aussi des pourparlers en Egypte entre les cadres militaires des deux parties libyennes mais aussi une réunion à Ghadamès pour trouver des solutions militaires. Tout cela est très flou car il est toujours difficile après une guerre civile d’opérer la réunion des factions militaires dans une même armée.

Comment voyez-vous l’évolution de ces négociations ?

Cyril Garcia : Ce n’est pas le maréchal Haftar qui dirigera la Libye demain : il a 75 ans et souffre d’un cancer. Le Parlement de Tripoli joue aussi son va-tout dans un pays qui n’a pas d’unité nationale. Cependant, le cessez-le-feu peut être l’amorce d’une solution, à condition que les grands pays cessent d’intervenir dans le conflit, ce qui n’est pas gagné ! La Turquie voit dans la situation actuelle un échec de ses ambitions, la France veut protéger le Sahel, l’Union européenne voudrait éviter que la Libye devienne une autoroute pour les migrants, sans oublier l’Italie, ancienne puissance coloniale, qui défend ses intérêts pétroliers et qui a beaucoup milité à Bruxelles en faveur du soutien à Tripoli. En revanche, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, très hostiles aux Frères musulmans, soutiennent le maréchal Haftar et perdraient en influence s’il y avait une union nationale débouchant sur des élections. Enfin, les Etats-Unis, qui ont toujours été présents en Afrique du Nord, Libye comprise, avaient comme la France un pied dans chaque camp et, comme les Russes, ils vont compter les points au fil des négociations avant de choisir leur ligne diplomatique.

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