L’Egypte d’al-Sissi: entretien avec Tewfik Aclimandos

« Un Uber pour Tobrouk » vous présente à toutes et à tous ses vœux de bonheur pour cette année 2020 avec l’espoir toujours aussi grandissant de voir un monde toujours plus juste et en paix… bien que cette nouvelle année ne semble pas débuter sous les meilleurs auspices que ce soit en Iran, en Syrie, en Libye…

Je remercie dans un premier temps tous les lecteurs qui m’ont été fidèles cette première année pour mon blog et qui me soutiennent dans un travail que je souhaite le plus clair, le plus concis et le plus pédagogique possible. En historien, en politiste, en citoyen.

J’ouvre cette année avec un nouveau format que je ferai régulièrement avec des entretiens, principalement avec des intellectuels et des observateurs des pays concernés.

Nous parlons aujourd’hui souvent à tord et à travers des problèmes liés à Iran, en Algérie et à la Libye ; ces problématiques je les avais bien entendu abordées l’année dernière et sur lesquels nous reviendrons, mais j’ai décidé d’ouvrir l’année 2020 avec un pays fondamental dans la région par la richesse de sa culture plurimillénaire comme par sa position stratégique, l’Egypte du Maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Cet enfant du Caire, officier de l’infanterie mécanisée passé par le renseignement militaire, est arrivé au pouvoir suite à un coup d’Etat le 3 juillet 2013 avant de démissionner en 2014 pour se représenter la même année. Réélu en 2018, le nouveau Président apparaît parfois comme un nouveau Moubarak ou un nouveau Sadate selon les observateurs, avisés ou non.

Fer de lance des Printemps arabes de 2011, pays le plus peuplé du monde dit arabo-musulman, l’Egypte veutredevenir un acteur incontournable dans une région toujours aussi mouvementée.

J’ai donc posé quelques questions à l’intellectuel égyptien Tewfik Aclimandos, chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France et spécialiste de l’histoire de l’Égypte.

Les années 2000 ont été une période particulièrement meurtrière pour la communauté copte, où de nombreux attentats ont touché une communauté ancestrale dans le pays. Quel rapport entretient, aujourd’hui, le nouveau pouvoir avec les Chrétiens en Egypte qui représentent 6 % de la population ? Les actes de violence semblent s’être apaisés mais le maréchal al-Sissi est-il clairement soutenu par la communauté ?

Les rapports du Président avec la communauté copte sont excellents, et il est incontestable qu’il est le chef d’Etat le mieux disposé à l’égard de cette communauté que l’Egypte ait jamais eu. Après, la communauté est souvent indignée par le fait que la police ne les protège pas dans un ou deux gouvernorats où les incidents sont nombreux. Certains pensent que ladite police, ou que l’appareil d’Etat, sont des salafistes masqués, mais l’accusation est injuste.

Bien sûr, au sein de la communauté, vous n’aurez pas une unanimité totale sur l’appui au Président, beaucoup (des jeunes révolutionnaires, ou au contraire certains hommes d’affaires), lui en veulent pour une raison ou une autre, mais l’écrasante majorité l’appuie. La communauté est, avec les femmes de plus de 40 ans, sa clientèle la plus fidèle.

-Les changements politiques ont souvent des impacts forts, parfois négatifs sur les économies des pays concernés. On a vu par exemple que le chômage des jeunes diplômés en Tunisie avait eu un impact déterminant durant les dernières élections présidentielles. Des grèves et des manifestations sont apparues dernièrement dans le paysage politique. Quelle est réellement la situation économique dans le pays ? Que pensez-vous des réformes entreprises dans le pays par le pouvoir exécutif ?

Les grèves et les manifestations qui ont été relayées par certains médias occidentaux n’apparaissent pas aussi importantes que cela, la preuve étant le peu de vidéos défilant sur les réseaux sociaux dont nous avons vu l’importance en 2011. Sur l’économie, oui, on peut dire que l’économie égyptienne va mieux que le pouvoir d’achat des égyptiens. Mais, à sa décharge, al-Sissi a du adopter en catastrophe un plan de restructuration qui aurait dû être mis en route quarante ans avant. Il faut voir l’ampleur du défi ou du problème: l’Egypte a entre 2 et 2,5 millions d’habitants en plus chaque année, et doit donc, pour les vingt prochaines années créer, au minimum, entre un et deux millions de nouveaux emplois par an. Donc elle a besoin de nouveaux investissements en permanence, et ces derniers ne seront pas au rendez vous si les finances de l’État ne sont pas en ordre, condition nécessaire mais insuffisante.

On peut critiquer les politiques économiques et on ne se prive pas de le faire, mais on omet de montrer le revers positif de chaque mesure. On peut par exemple trouver que ce régime s’appuie trop sur le BTP, mais il faut dire aussi que celui-ci crée des centaines de milliers d’emplois pour les plus pauvres. On peut estimer que la dette monte beaucoup trop vite, mais il faut ajouter qu’elle reste encore à des niveaux raisonnables et qu’en tout cas cette augmentation illustre ce que je disais, le régime s’attaque à tous les dossiers.

– L’Egypte souhaite garder une influence dans la région comme l’atteste son officieux soutien aux troupes du Maréchal Haftar en Libye mais quelles sont aujourd’hui ses relations avec Israël et les États-Unis ? Quels sont également ses rapports avec la Russie, nouvel acteur fort en Méditerranée orientale ?

L’Egypte veut avoir de bonnes relations avec tout le monde, mais pas à n’importe quel prix, bien sûr. Nous ne sommes pas dans une posture agressive. Evidemment, les Etats-Unis restent un partenaire clé. Mais ils sont imprévisibles et nous n’avons pas oublié les sanctions adoptées, au pire moment, par le président Obama, qui ont fait mal. D’où une diversification des partenariats. Les relations avec Israël sont très bonnes, puisque les deux pays sont confrontés à des défis communs (Turquie, Hamas). Les relations avec les Russes sont bonnes, même s’il y a des arrières-pensées et de mauvais souvenirs de part et d’autre. En ce qui concerne les relations entre l’Egypte et Libye, je dirai que l’Egypte a intérêt à ce que l’Est du pays soit « sûr », et qu’il y ait une solution politique. Elle n’est pas contre le principe d’une intégration des islamistes, mais estime que ces derniers sont trop gourmands.

– Beaucoup d’observateurs occidentaux font un parallèle, peut-être osé et caricatural, entre les présidences d’Housni Moubarak et le Maréchal al-Sissi, deux militaires, il est vrai d’un régime autoritaire et libéral au plan économique. Que pensez-vous de cette comparaison ?

Sissi et Moubarak sont très différents, et si je peux comprendre qu’on préfère l’un ou l’autre, les comparer n’a aucun sens. Pour faire court, Moubarak était dans une approche « gestion des équilibres », Sissi dans une approche de « refondation de la société », de « restructuration ». Moubarak évitait certains problèmes, soit pour laisser du temps au temps, soit parce que le sujet était « dangereusement clivant », soit parce que cela ne l’intéressait pas. Al-Sissi s’attaque aux problèmes et va au coeur de l’affaire (ce qui ne veut pas dire nécessairement que son approche soit la bonne, mais elle a le mérite d’exister), Moubarak était en mode « qui n’est pas explicitement contre moi est avec moi » et n’avait pas de conceptions claires du futur du pays, ce qui veut dire qu’il avait tendance à laisser la société suivre son cours. Al Sissi a une vue très précise de ses ennemis, de ce qu’il veut pour le pays, etc. Sur les coptes, al Sissi est philo-copte, Moubarak se contentait de ne pas être anti copte. Moubarak avait plus de patience pour le débat public, et tolérait la corruption voire pis. Sissi est moins patient.

Leur seul point commun est dans leur intention d’incarner une « certaine idée de l’Egypte » et une grande prudence dans la gestion de la politique étrangère. Mais même sur ce dossier, il y a des différences: al Sissi et ses hommes ont plus d’orgueil et sont plus conscients de la « grandeur » de l’Egypte.

De plus, al-Sissi gère une situation où la question de la révolution est omniprésente, même si elle est souterraine.

Un grand merci Tewfik pour ces éclaircissements.

Bonne lecture à tous et à bientôt.

2 réponses sur “L’Egypte d’al-Sissi: entretien avec Tewfik Aclimandos”

  1. Bonjour,
    J’organise des projections-débats du film de Tarik Saleh : La conspiration du Caire, en Gironde du 26 octobre au 22 novembre, film noir et inplacable sur le rôle du pouvoir religieux et de la police politico-militaire en Egypte sous la riante gouvernance de Sissi…
    Je cherche des intervenants pour accompagner le film. Seriez-vous dispo et avez-vous de contacts à me donner ? Tous les frais des séjours seront pris en charge par l’Association des Cinémas de Gironde.
    A très vite et bravo pour votre blog.
    Jean-Louis Ribreau – 05 56 61 11 09 – 06 611 22300

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